Jérémie Fontanieu
Société
17 octobre 2025

Jérémie Fontanieu : « Il faut déconstruire le mythe du prof héros. »

Jérémie Fontanieu, 37 ans, est enseignant en sciences économiques et sociales au lycée Eugène-Delacroix à Drancy, en Seine-Saint-Denis. Depuis 2012, il a mis au point, avec un enseignant en mathématiques, la méthode pédagogique « Réconciliations » qui incite au dialogue entre parents et enseignants et favorise la réussite des élèves. 

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Jérémie Fontanieu est professeur dans un lycée. Il a créé une méthode pour redonner le goût d'apprendre aux élèves en y associant leurs parents.

Dans votre livre, vous souhaitez déconstruire « le mythe du prof héros » qui est, selon vous, préjudiciable. Pourquoi ?

L’idée que la réussite des élèves dépend de la rencontre avec un « prof génial » ou une « maîtresse extraordinaire » est une belle idée célébrée par la littérature et le cinéma. Quel enseignant n’a pas rêvé de faire naître le feu dans les yeux de ses élèves comme le fait M. Keating dans Le cercle des poètes disparus ou M. Germain, l’instituteur d’Albert Camus ? Pour nous, enseignants, ce concept du « prof héros » est également réconfortant, car il constitue un idéal vers lequel on s’efforce de tendre. Mais cette belle idée me semble dangereuse, car un héros dispose de pouvoirs magiques et n’a pas besoin d’aide. En classe, nous sommes dans un face-à-face avec les élèves à la fois stimulant, car nous disposons d’une liberté pédagogique, mais aussi synonyme d’impuissance, d’échec et de frustration. 

Dans le mythe du prof héros, les élèves sont captivés, presque hypnotisés par cet enseignant fabuleux. Or, dans le monde réel, les élèves que nous avons en classe ont la flemme, rechignent souvent à faire des efforts, manquent de bonne volonté et de confiance en eux. Ils sont captivés par bien d’autres choses que le travail scolaire. Comme je l’étais à leur âge. Et nous ne pouvons pas les mettre au travail s’ils n’y mettent pas un peu du leur. Imaginer que les enseignants vont y arriver, tout seuls, grâce à leur charisme ou leurs pouvoirs magiques, est un leurre. Cela provoque un sentiment d’impuissance et de culpabilité chez les enseignants qui n’ont pas réussi à être « magiques ».

Pour déconstruire ce mythe, vous avez mis en place une méthode pédagogique intitulée « Réconciliations ». Quel est son principe ?

Avec les cinq cents enseignants qui pratiquent aujourd’hui la méthode « Réconciliations », de la maternelle au lycée, nous refusons d’être héroïques car nous avons le sentiment que c’est voué à l’échec. Nous appelons les parents dès le début de l’année pour nous présenter et instaurer une relation régulière, notamment à travers l’envoi d’un SMS chaque semaine aux familles pour faire le bilan de la semaine, des devoirs à venir, des réussites et des difficultés. Cela change absolument tout pour des parents très positivement surpris par cette proposition. 

À la maternelle, les élèves ne racontent pas beaucoup ce qu’ils font à l’école à leurs parents. Les plus grands, eux, ne racontent pas tout, et surtout pas les problèmes qu’ils ont pu avoir. À la maison, les parents concernés par la méthode parlent plus souvent positivement de nous à leurs enfants. Ce qui nous aide en classe à avoir plus d’autorité, car les élèves savent que parents et enseignants se parlent. La régularité des échanges pousse les parents à s’investir dans le suivi de la scolarité de leur enfant à la maison. Ils les félicitent, les encouragent ou les grondent quand il y en a besoin. Les élèves se sentent plus entourés, ce qui renforce leur sérieux et leur motivation. 

Quels résultats constatez-vous, au-delà des 100 % de réussite au bac ?

« Réconciliations » a parfois été réduit à une méthode qui permet d’obtenir 100 % de réussite au bac, car, à l’origine en 2012, je l’ai conçue pour des élèves de terminale au lycée de Drancy. Depuis sept ans, tous les élèves de terminale qui l’appliquent réussissent à avoir leur bac. C’est formidable ! Mais cela ne se cantonne pas à la terminale : 90 % de mes élèves sont en première ou en seconde. La majorité des profs qui utilisent la méthode enseignent en maternelle, en élémentaire, au collège, où la question du bac ne se pose pas. 

Avec cette méthode, les adultes se parlent entre eux. Dès les premiers jours de l’année, les élèves font moins de bêtises, ne baissent plus les bras à la première difficulté et changent de comportement en classe. Habituellement, ils gâchent leur potentiel et ne sont pas passionnés par l’école. Là, ils fournissent un peu plus d’effort et font davantage preuve de bonne volonté. Ils apprécient les encouragements des enseignants et de leurs parents et y prennent du plaisir. Ils ont à nouveau une bonne image d’eux-mêmes et rendent leur père et mère fiers. C’est une satisfaction intime très forte pour les élèves ! Ce cercle vertueux efforts/progrès/encouragements explique les résultats de la méthode en termes de réussite au bac, mais surtout en termes de bien-être à l’école. Elle devient un lieu d’effort et de travail, mais aussi d’épanouissement et d’émancipation. 

C’est une alliance éducative que vous proposez aux parents finalement ?

Oui, c’est une alliance, car parents et profs ont les mêmes buts : avoir des enfants sérieux, honnêtes, courageux qui font des efforts et se battent pour obtenir ce qu’ils veulent dans la vie. Habituellement, parents et enseignants sont deux populations qui se parlent peu ou seulement quand il y a des problèmes. D’ailleurs, quand on appelle les parents au début de l’année ils pensent qu’il y a déjà des soucis avec leur enfant. La méthode consiste à faire en sorte qu’on se parle davantage, à banaliser les échanges entre parents et enseignants. Elle ajoute du temps de travail aux enseignants en début d’année, car il faut appeler les parents individuellement. Mais, très vite, l’implication des élèves et des parents nous fait gagner du temps. La méthode nous oblige nous, enseignants, à changer notre vision des parents, des élèves et de notre métier. Et à se défaire du mythe du prof héros. 

Votre rôle en tant qu’enseignant est-il autant de transmettre des savoirs que des valeurs ?

Bien sûr, en tant qu’enseignant, notre rôle est de transmettre des connaissances, mais depuis l’avènement d’Internet il y a déjà vingt ans, et de l’intelligence artificielle aujourd’hui, toutes les connaissances sont consultables en ligne. L’école de 2025 n’est pas celle de 1925, mais son rôle est toujours de transmettre des connaissances. Notre rôle est aussi de transmettre des valeurs : la citoyenneté, le vivre-ensemble... Nous apprenons aussi aux élèves à devenir adulte, c’est-à-dire à accepter de faire des choses que l’on n’a pas envie de faire, de faire des efforts, de faire preuve de patience, de courage. Finalement, c’est l’apprentissage de la liberté, qui ne consiste pas à faire tout ce que l’on veut, mais à respecter des règles, non pas par soumission aveugle, mais par respect du cadre dans lequel nous pouvons nous épanouir. 

Le mythe du prof héros cohabite avec le « prof bashing », le dénigrement des enseignants. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

La vision romantique de l’enseignant héros qui parvient à faire réussir tous ses élèves est complètement déconnectée de la réalité du métier. Depuis plusieurs décennies, nous constatons une dégradation des conditions de travail. Le nombre d’enfants par classe en France est l’un des plus élevés de l’Union européenne.  Le personnel médico-social est en diminution. Dans mon établissement à Drancy, l’un des plus grands lycées de France, il y a une infirmière pour 2 500 élèves, ce qui est trop peu pour gérer les difficultés physiques et morales de ces adolescents. La rémunération des enseignants est en berne. Sans parler des politiques éducatives qui s’enchaînent sans que les enseignants aient le sentiment d’être écoutés et respectés par l’institution. 

Ce mythe du prof héros laisse entendre que nous ne sommes pas seulement des professionnels, mais avant tout des êtres humains dévoués et passionnés. Ce qui permet à l’institution d’exercer une forme de maltraitance sur ses employés. J’en veux pour preuve la gestion catastrophique des ressources humaines au sein de l’Éducation nationale. Les hommes politiques de tous bords laissent penser que les professeurs ont choisi ce métier par vocation et par passion. Ce n’est donc pas grave si les professeurs des écoles déboursent en moyenne 300 euros de leur poche pour acheter du matériel ou si les enseignants sont sous-rémunérés, car ils n’ont pas choisi ce métier pour l’argent. 

Vos élèves intériorisent beaucoup le mépris social et le racisme dans leur comportement et dans leur vision d’eux-mêmes ? 

Effectivement, parce que la société française a très peu confiance dans les jeunes issus des quartiers populaires, dans les habitants de banlieue et dans les Français qui ne sont pas blancs. L’impact de l’origine sociale sur la scolarité des élèves n’est plus à démontrer. Déjà Pierre Bourdieu en parlait il y a 65 ans ! En France, chaque année, 90 % des enfants de cadre obtiennent le bac. C’est 50 % chez les enfants d’ouvrier. Et ce ne sont pas les mêmes bacs. Pour beaucoup, ils subissent leur orientation en allant en voie technologique ou professionnelle sans l’avoir choisie.

La méthode « Réconciliations » change le cours des choses. Elle fonctionne avec des élèves issus de quartiers populaires, de zones rurales ou de centre-ville. Les élèves de quartiers populaires sont avant tout des adolescents qui manquent de bonne volonté pour des raisons universelles de manque de confiance en soi, parce qu’ils accordent beaucoup d’importance au regard des autres, parce qu’ils ont la flemme... comme tous les ados de leur âge ou parce qu’ils passent trop de temps devant les écrans. Mais les élèves des quartiers populaires ont encore moins de confiance en eux en raison du mépris social et du racisme qu’ils subissent. 

Avec cette méthode, les élèves font très vite beaucoup plus d’efforts que d’habitude. Et le travail paye. Lorsqu’ils gâchent moins leur potentiel, lorsqu’ils s’investissent davantage, ils réussissent. Et de là vient la confiance en soi et l’envie de s’investir dans ses études, que l’on soit issu de quartiers populaires ou de centre-ville. Une de mes collègues enseignante applique la méthode dans un collège privé des beaux quartiers de Paris où les jeunes progressent, même s’ils ont déjà de bons résultats, sans faire grand-chose. Au-delà des notes, notre méthode pédagogique procure aux élèves une satisfaction intime, de la confiance en soi et un bien-être à l’école.

Pourquoi ne pas généraliser cette méthode ?

Nous ne souhaitons pas qu’elle soit généralisée parce qu’il faut avoir envie de la suivre. Il ne suffit pas d’appeler les parents et d’envoyer des SMS chaque semaine pour que ça marche. Nous rencontrons des obstacles et des difficultés. Il faut savoir gérer les tensions avec les élèves et les familles. En 2023, lorsque l’Élysée nous a proposé de nationaliser cette méthode dans le cadre du Conseil national de la refondation, le collectif a refusé. La liberté pédagogique est fondamentale pour nous et nous n’avons pas une vision jacobine de l’éducation. La diffusion est aujourd’hui horizontale, de pairs à pairs. La méthode « Réconciliations » se diffuse lentement, mais sûrement.

L’enfance de Jérémie Fontanieu

« Je suis né à Paris et j’ai grandi dans les Hauts-de-Seine. Ma mère était journaliste et mon père éditeur. J’étais donc un élève issu d’un milieu social favorisé. J’étais à l’aise à l’école. J’avais des facilités. J’avais de bons résultats sans faire beaucoup d’efforts. J’étais un élève que je qualifierais aujourd’hui « d’insupportable ». En plus, j’avais une forme d’arrogance ou d’impertinence liée à du mépris social ou à ma bêtise d’adolescent. J’étais peu impliqué dans ma scolarité mais plutôt dans les blagues et les petites bêtises. Je n’étais pas à la hauteur du travail de mes enseignants à côté duquel je suis passé tout au long de ma scolarité. Il était donc plutôt improbable que je devienne prof ! C’est la philosophie qui m’intéressait. Pour financer ma thèse de philosophie, je me suis lancé dans le métier, d’abord pour la sécurité matérielle qu’il apporte. Je suis donc devenu prof pour les pires raisons ! Loin du mythe du prof héros. À Sciences Po Lille où j’ai fait mes études, il y avait une prépa au concours en sciences économiques. C’est comme ça que je suis devenu prof de Sciences économiques et sociales. Complètement par hasard ! Je m’estime donc très chanceux d’être devenu enseignant en Seine-Saint-Denis, car c’est avec les élèves et les enseignants que nous avons pu créer cette méthode. » 

Bio express

  • 1988 Naissance à Paris
  • 2011 Devient professeur de sciences économiques et sociales
  • 2012 Lancement de la méthode « Réconciliations » à Drancy
  • 2021 Création du collectif « Réconciliations ».
  • 2025 Publication de Le mythe du prof héros. Éd. Les Liens qui Libèrent

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