Education et scolarité

Penser, s’exprimer, débattre : un enjeu éducatif

Les récents faits de violence entre jeunes, tout comme les tragiques événements de ces dernières années, des attentats de 2015 jusqu’à l’assassinat de Samuel Paty, enseignant d’histoire-géographie, révèlent le besoin urgent d’accompagner mieux encore les jeunes dans la construction de leur pensée, de leur capacité à s’exprimer, argumenter et débattre pacifiquement. Inscrit dans le projet éducatif d’Apprentis d’Auteuil, cet accompagnement s’incarne de multiples façons dans ses établissements.

Ce jour-là, c’est "Coca philo" à la Maison d’enfants Saint-Sébastien, dans l’Eure. Un rendez-vous attendu par les jeunes rassemblés autour de Philippe Faivre du Paigre, animateur pastoral. Charlotte, Julia et Samantha ont pris place sur les canapés, rejointes par Cindy, leur éducatrice. L’exercice, lancé il y a cinq ans, est bien rodé. Julia, 17 ans, tire au sort une première phrase de l’enveloppe kraft : « Est-ce que je connais l’injustice ? » Chacune s’exprime à tour de rôle, les autres écoutent sans intervenir, puis le débat commence... Charlotte, 16 ans, y participe depuis deux ans. Enthousiaste, elle raconte : « Ça aide à réfléchir. À force de fréquenter le Coca philo, on apprend à ne pas couper la parole, à donner son opinion, à laisser la parole aux autres. Pour moi, c’est ça un débat, et c’est cela que le Coca philo m’a appris. » 

L’expression, un muscle à exercer

 

Autour de Murielle Privat, l'enseignante d'éducation socioculturelle du lycée Nature et Services Saint-Jean, les jeunes débattent de la fiabilité des réseaux sociaux. © Ilan Deutsch/Apprentis d'Auteuil

L’initiative, née en 2016 au sein de l’accueil de jour de la Maison d’enfants, a été imaginée afin de travailler l’expression chez les jeunes. L’animateur dispose de plusieurs outils, dont un choix de photos qui libèrent la parole ou des phrases à tirer au sort. « Ces phrases touchent à l’existentiel, explique Philippe Faivre du Paigre. Par exemple : « Quand on est pauvre, est-on malheureux ? » Le but est de donner la parole à chacun, que les jeunes puissent s’exprimer, argumenter, s’écouter. Au cours de chaque séance, nous pouvons traiter ainsi quatre phrases. Les jeunes aiment cet exercice, et l’ambiance conviviale autour d’un verre de Coca ! L’expression, c’est comme un muscle qu’il faut exercer. Nous avons tous ce muscle. » Profondément inscrite au cœur du projet d’Apprentis d’Auteuil, cette éducation à la structuration de la pensée, à l’échange d’idées et au débat dans le respect de l’autre, s’incarne dans le développement humain et spirituel qui irrigue et inspire son action éducative.
Au lycée Nature et Services Saint-Jean, à Sannois (95), c’est l’un des axes des cours d’éducation socioculturelle. Murielle Privat, l’enseignante, s’adapte en fonction de la maturité et des centres d’intérêt de chacun : « Je cherche tous les moyens d’accrocher les jeunes pour leur donner l’envie de s’exprimer et de débattre. En classe de première et de terminale, par exemple, nous travaillons sur les médias et les réseaux sociaux. Pourquoi et comment existent-ils ? Peuvent-ils nous influencer ? Je m’appuie sur ce qu’ils voient ou partagent sur Instagram ou Snapchat. En général, les idées fusent ! » Théo, 20 ans, en terminale bac pro service aux personnes et aux territoires, a bien compris l’enjeu de ce dispositif : « Je suis timide et même si le sujet m’intéresse, je dois faire un effort pour prendre la parole. En classe, j’apprends à m’exprimer, à dire mon opinion et pourquoi je l’ai. » 

Avancer par le questionnement

 

Johann Quenault, en classe au lycée Saint-Michel. © Besnard/Apprentis d'Auteuil

Dans la vie d’un établissement, les occasions d’accompagner les jeunes dans cette démarche ne manquent pas. C’est ce que vit Johann Quenault, coordinateur du réseau médiation dans le Nord-Ouest, chargé de projet au lycée professionnel Saint-Michel, à Priziac (56) : « Je vais chercher les jeunes sur différents thèmes liés aux missions que je mène : la médiation, la prévention du harcèlement et de la violence. Cela impulse le débat et nous permet de mettre en place des actions. » Pour aider les jeunes dans la construction de leur pensée, Johann Quenault utilise ce qu’il nomme "la posture de médiation" : « J’avance par le questionnement. Cela structure leur raisonnement, les guide, les fait réfléchir et comprendre ce qui se passe, chacun peut exprimer sa façon de voir les choses, ses ressentis, ses attentes. »
Cette éducation ne se fait pas sans frictions, surtout au début. Au collège Vitagliano de Marseille, Alix d’Ornellas, animatrice pastorale, qui propose une heure mensuelle de partage sur des thèmes liés à l’interculturel et l’interreligieux, le reconnaît : « Ces séances sont un vrai défi pour certains enfants de la génération zapping, souvent uniquement préoccupés par les écrans des téléphones portables avec lesquels ils ont grandi. Les codes de la politesse pour communiquer entre pairs et avec les adultes ne sont pas toujours acquis. Ils se coupent la parole sans écouter l’autre, haussent le ton en cas de désaccord, ou emploient des expressions pas toujours respectueuses. » La séance débute généralement par le visionnage d’une courte vidéo, puis le débat est lancé. Alix d’Ornellas pose une première question, puis une autre et ainsi de suite, repartant sur le sujet si la conversation dévie, distribuant la parole et apprenant aux jeunes à s’écouter et à se respecter. « Prendre la parole n’est pas inné, souligne-t-elle. Ils n’ont pas tous suffisamment confiance en eux. Il faut d’abord s’intéresser à ce que pensent et savent les autres. Et accepter le débat. L’exercice les aide ! J’essaie de prendre en compte leurs émotions, je reformule, j’encourage. »
Au cours de ce long apprentissage, la régularité et la patience paient. Après quelque temps de rencontres régulières, les équipes remarquent des changements notables. À la Maison d’enfants Saint-Sébastien, un petit noyau de fidèles ne manquerait le Coca philo pour rien au monde. « Au début, certains ne répondaient que par oui ou par non, reconnaît Philippe Faivre du Paigre, et puis, en deux ans, nous avons vu leur pensée s’affiner, leur écoute grandir. Les réflexions sont devenues de plus en plus longues et les réponses un peu plus fouillées et engagées. Même si les paroles impulsives peuvent toujours survenir. » Murielle Privat, au lycée horticole Saint-Jean, remarque : « En réalité, beaucoup manquent de confiance en eux ou sont timides. C’est un plaisir de laisser parler les jeunes et de les voir confronter leurs opinions. À nous de leur faire comprendre que ce qu’ils disent peut être intéressant pour les autres. »

Joaquim Dolz, professeur de didactique des langues et formateur d’enseignants à l'université de Genève. 

« Apprendre à débattre, c’est apprendre à se construire. Car argumenter exige de prendre en compte l’autre, d’entrer en dialogue avec ses croyances, ses opinions et ses points de vue. Techniquement, l’argumentation permet le développement de trois opérations psycho-linguistiques : étayer son propos avec des arguments, apprendre à réfuter le point de vue de l’autre, négocier et construire des consensus, ce qui exige de faire des concessions. Ces trois opérations, qui entrent en œuvre lors de la construction d’un argumentaire, sont très importantes pour le développement de la personne à travers le développement de son langage. » 

Des "causeries citoyennes" en Maison d’enfants 

Suite à l’assassinat de Samuel Paty, enseignant en collège à Conflans-Sainte-Honorine, la Maison d’enfants Saint-Sébastien a lancé une série de "causeries citoyennes : liberté, égalité, fraternité, laïcité", dont la première vient d’avoir lieu. « Cet événement a été une déflagration dans la société française, mais aussi dans la Maison d’enfants, souligne Philippe Faivre du Paigre, animateur pastoral. L’équipe a ressenti le besoin de partager et de transmettre les valeurs de la République, et son socle, la laïcité, aux 20 garçons et filles de 13 à 18 ans que nous accueillons. Le débat a été ouvert après une longue introduction sur l’historique de ces valeurs, la Révolution, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la séparation de l’Église et de l’État, etc. Nous avons aussi rappelé le cadre de la loi, qui est là pour nous protéger. C’est très subtil à faire passer, il faut bien peser chaque mot. Les jeunes avaient beaucoup de questions. Ils nous ont remerciés pour ces éclaircissements apportés. »