Edouard Durand, magistrat spécialisé sur la protection de l'enfance, les violences conjugales et les violences faites aux enfants
Société

Violences sexuelles faites aux enfants : le rapport alarmant de la Ciivise

Après trois ans de travail, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) rend son rapport final au Gouvernement aujourd’hui et émet 82 préconisations. Devant l’ampleur du phénomène, ses conséquences sur les victimes et l’impunité dont bénéficient les auteurs, Édouard Durand, son coprésident, plaide pour une véritable politique publique de prévention et de soin des victimes. Et pour la pérennisation de cette instance.

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La commission qui a travaillé pour prévenir les violences sexuelles sur les enfants rend son rapport aujourd'hui.

Quels sont les points marquants de votre rapport ?

Ce rapport de 750 pages, en quatre parties, comporte une analyse inédite de la parole des victimes de violences sexuelles et contient 82 préconisations. Le premier point marquant que je voudrais mettre en avant, ce sont les 30 000 témoignages recueillis par la Ciivise qui permettent d’éclairer l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants dans notre pays. Ces témoignages d’adultes qui en ont été victimes dans leur enfance offrent une consistance hors du commun à notre rapport en donnant enfin la parole à ceux qui ont subi ces violences. L’un des problèmes majeurs des victimes est qu’elles se heurtent à « l’incommunicabilité » de leur souffrance, c’est-à-dire à l’incompréhension des proches et du groupe social dans son ensemble après leur témoignage. Les victimes doivent faire face à une extrême solitude, car elles ne sont pas rejointes dans la réalité de ce qu’elles ont vécu. Elles sont au milieu des autres, mais pas dans le même monde.

L’autre point marquant, c’est l’ampleur exceptionnelle de ces témoignages qui a transformé la Ciivise en un mouvement social. Ces témoignages mettent en lumière la responsabilité collective de la société à l’égard des enfants d’aujourd’hui qui sont victimes de violences sexuelles. Ils donnent une légitimité à notre rapport qui préconise notamment de renforcer la protection des enfants.

Quelle est l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants dans notre pays ?

Chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. 5,4 millions d’adultes en ont été victimes dans leur enfance. Au moins 70 % des plaintes sont classées sans suite. Et 3 % seulement des mis en cause pour viol sur mineur sont condamnés. Ces chiffres décrivent un système d’impunité et une injonction paradoxale : « Vous pouvez révéler les violences, mais nous ne vous croirons pas ! ».
Lorsque des enfants révèlent des violences, 92 % ne bénéficient pas du soutien social positif « Je te crois, je te protège ». Et quand ils révèlent des violences à un professionnel, celui-ci ne fait rien dans 60 % des cas ! L’absence de soutien social est un nouvel anéantissement auquel les victimes doivent faire face. Cette non reconnaissance sociale, qui est la norme aujourd’hui, a des conséquences tout au long de la vie. C’est comme si la société disait « Tu mens ! » à l’enfant. Cela entraîne davantage de conduites d’opposition à la loi et de délinquance. De plus, dire à un enfant « Je te crois », et ne rien faire – ce qui s’appelle un « soutien social négatif » - a des répercussions sur la santé des victimes et génère, notamment, plus de souffrances gynécologiques pour les femmes.

Quelles sont vos préconisations les plus urgentes ?

La société a pris conscience de l’ampleur du phénomène. Maintenant, il nous faut surtout une politique publique digne de ce nom pour prendre à bras le corps une réalité qui a des conséquences en matière de santé et d’ordre public. Nos 82 préconisations font partie d’un ensemble et sont classées en quatre domaines : le repérage, le traitement judiciaire, la réparation et la prévention. Le repérage doit se faire via le questionnement systématique des enfants. 160 000 enfants victimes chaque année, cela signifie que dans une classe de trente élèves, trois ont été victimes de violences. Mais comment savoir lesquels ? En posant la question à tous les enfants à chaque consultation médicale, lors d’un accueil dans un établissement scolaire ou une institution pour enfant. Lorsque j’étais juge pour enfants, je posais systématiquement la question à tous les enfants, y compris aux enfants délinquants. Nous avons créé un outil de formation pour les professionnels à cette fin. Mais tous les enfants ne vont pas à l’école ou chez le médecin. La Ciivise préconise donc a minima un rendez-vous annuel pour chaque enfant pour évaluer son bien-être, son développement et dépister les violences sexuelles.

En ce qui concerne le traitement judiciaire, lorsqu’un enfant révèle des violences, la Ciivise préconise de le mettre immédiatement en sécurité. Pour cela, nous proposons de créer une ordonnance de sûreté de l’enfant qui permettrait de saisir le juge aux affaires familiales en urgence sur le modèle de l’ordonnance de protection des violences conjugales. Lorsqu’un enfant révèle des violences, peut-on le renvoyer chez lui au risque qu’il subisse à nouveau des viols ? Nous préconisons également d’instituer l’imprescriptibilité de l’action judiciaire contre des crimes ou délits sexuels commis contre les enfants.

Quelles recommandations faites-vous pour les professionnels ?

Le repérage par le questionnement systématique et le rendez-vous annuel que je viens de citer. Le signalement au procureur de la République doit aussi amorcer la chaîne de la protection. Car nous envoyons des injonctions paradoxales aux éducateurs, aux enseignants. « Vous n’êtes pas policiers ou gendarmes. Vous ne devez pas mener l’enquête. » Mais, en même temps, on ne les sécurise pas dans le processus de signalement. Donc, la Ciivise préconise d’entrer dans une politique publique du signalement, c’est-à-dire, d’entrer dans un « soutien social positif ». Nous préconisons également d’instituer des soins spécialisés du psychotraumatisme. Certains enfants victimes arrêtent de grandir, ne savent plus écrire. Il faut donc mettre en place cet outil de prévention et de réparation. Dans le rapport, nous insistons également sur l’importance des remontées d’incidence comme le fait déjà la fondation à travers son Observatoire des incidents.

Que retenez-vous de ce travail après trois ans à la tête de la Ciivise ?

Il y a 25 ans, j’ai choisi de devenir juge des enfants. Les deux piliers que sont les besoins fondamentaux et la sécurité des enfants d’une part, et la lutte contre les violences d’autre part, ont structuré ma vie professionnelle. Lorsque j’étais juge, je me suis efforcé d’écouter les enfants et de me représenter ce qu’ils vivaient à travers leurs émotions et dans leur espace privé. Depuis trois ans, ces enfants sont devenus les adultes qui ont fait le récit de violences et de cruautés extrêmes au cours de leur enfance. Ces témoignages ont été extrêmement marquants. Si l’on veut saisir le plus fidèlement ce que ces personnes ont vécu, il faut multiplier par dix ce qu’elles disent. J’ai aussi été marqué par des témoignages d’une dignité et d’une exigence exceptionnelles.

Quel est l’avenir de la Ciivise ?

À ce jour, je ne sais pas ce que va devenir la Ciivise après le 31 décembre. Mais je ne vois pas comment on peut fermer cette instance, parce qu’elle répond à un besoin pour les victimes et à un besoin de la société dans son ensemble. Qui peut prétendre que trois années auront suffi pour venir à bout des violences sexuelles faites sur les enfants ? Je souhaite donc que la Ciivise continue ses travaux. Et que l’on me maintienne à sa tête, car j’ai commencé une mission et je pense être légitime pour la poursuivre. C’est aussi une question de confiance et de fidélité par rapport à tous ceux qui ont témoigné.

Lire le rapport de la Ciivise ou sa synthèse : https://www.ciivise.fr/le-rapport-public-de-la-ciivise/