Société
14 septembre 2021

Édouard Durand : "Violences sexuelles. Il faut en finir avec l'impunité."

Auparavant juge des enfants au tribunal de Bobigny, Edouard Durand copréside aujourd’hui la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. Des violences contre lesquelles il invite les professionnels et toute la société à se mobiliser.

Vous coprésidez la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants depuis son lancement en janvier 2021. Quel est son rôle ?

La Commission a plusieurs missions : la première est d’organiser le recueil de la parole des victimes pour qu’elle soit enfin prise en compte. Si des adultes disent les violences qu’ils ont subies dans leur enfance, cela permettra de mieux protéger les enfants aujourd’hui. En cela, la Commission est une réponse sociale à la libération de la parole que l’on constate ces dernières années. Nous voulons également faire la synthèse des savoirs existants sur ce sujet, lancer un programme de recherche et procéder à des études sur le terrain pour mesurer l’ampleur et la gravité du problème dans notre pays. Enfin, cette instance indépendante doit aussi contribuer aux politiques publiques. Pour parvenir à ces recommandations, nous auditionnons des experts et nous nous déplaçons sur tout le territoire. La commission rendra son rapport définitif début 2023.

Vous avez récemment dirigé un ouvrage collectif sur les violences sexuelles (1). Pourquoi ?

Avec Ernestine Ronai, avec qui je préside la Commission Violences du Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, nous avons souhaité réunir dans cet ouvrage des experts et des praticiens qui ont en commun une «culture de la protection».  Nous voulons aussi alerter sur le fait que notre système social génère une forme d’impunité pour les violences sexuelles… en dépit d’un discours social qui prend d’avantage en compte la gravité et l’ampleur de ce phénomène. Il est possible pour les professionnels et pour la société toute entière d’être plus protecteurs. C’est l’ambition de ce livre.

Quelle est l’ampleur de ce phénomène dans notre pays aujourd’hui ?

Chaque année, 300 000 personnes sont victimes de violences sexuelles. Plus de la moitié sont des mineurs. Or, on ne dénombre qu’environ 1000 condamnations par an. À eux seuls, ces chiffres sont révélateurs d’un système d’impunité inacceptable. Car nous savons que les violences sexuelles, comme les violences conjugales, ont un impact très grave sur les personnes qui les subissent.

Les violences sexuelles sont-elles encore sous évaluées dans notre pays ?

Les violences de l’intime, de la maison - car elles sont très massivement le fait de personnes de l’entourage des victimes - sont effectivement sous évaluées. Un des freins massifs à la révélation tient au fait que les victimes ont peur de ne pas être crues. Et quand les victimes révèlent des violences, elles disent moins que l’horreur des faits réellement subis. La société doit dire aux victimes : « Vous pouvez parler, vous serez crus, protégés et aidés. » 

Vous plaidez pour une meilleure prise en compte du psychotraumatisme liées à ces violences.

Les violences sexuelles représentent à la fois des violences physiques - une atteinte au corps qui est de l’ordre de la torture - mais aussi des violences psychiques. Ce psychotraumatisme a aussi des conséquences sur la santé à long terme, sur l’espérance de vie des victimes. C’est un très grave « empêchement de vivre » comme l’écrit fort justement Jean-Marc Sauvé (2) dans le livre. La mémoire traumatique de cet acte violent n’est jamais vraiment relégué au passé. Les personnes qui subissent ce type de traumatisme doivent pouvoir bénéficier de soins spécialisés afin de soigner le traumatisme lui-même et pas seulement en réduire ses symptômes.

La formation des professionnels en la matière doit-elle progresser en France ?

Oui car elle est nettement insuffisante. Les professionnels eux-mêmes en sont conscients. Il faut faire progresser à la fois le volume horaire consacré à ces sujets et les contenus. L’objectif est de mieux protéger les victimes, de lutter contre l’impunité des agresseurs et de donner aux professionnels les moyens d’agir sur leur territoire. C’est l’objectif de ce livre et du diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » que j’ai créé avec Ernestine de Ronai.

Quelles pistes proposez-vous ? 

L’objectif est de contrecarrer ce qu’on appelle « la stratégie de l’agresseur ». Chaque récit de violences sexuelles est unique, mais la stratégie de l’agresseur est toujours la même : isoler sa proie, créer un climat de peur, passer à l’acte, inverser la culpabilité, rechercher des alliés et assurer son impunité. Face à cette stratégie, les professionnels (assistante sociale, psychologue, policier, magistrat…) doivent vérifier qu’ils sont bien dans une stratégie de protection et non pas dans une "alliance" avec la stratégie de l’agresseur. Parmi les autres pistes, il y a aussi le repérage de la violence. Certaines douleurs inexpliquées peuvent être en réalité des traumatismes liés aux violences sexuelles subies pendant l’enfance. Elles doivent conduire les professionnels à demander : « Quelqu’un vous a-t-il déjà fait du mal ? ». Comme juge des enfants, c’est une question que je posais souvent. Le livre propose aussi des conseils pour le recueil de la parole, l’audition des victimes ou les soins possibles.

Au-delà des professionnels, c'est la société toute entière qui doit, selon vous, se mobiliser sur cette question ?

Actuellement, il y a une prise de conscience quant à l’ampleur des violences sexuelles dans notre société. Il y a encore trente ans, on pouvait voir des personnes évoquer leurs rapports sexuels avec des enfants sur un plateau de télévision. Cette banalisation de l’inceste traduisait une tolérance sociale. Aujourd’hui, le discours collectif est davantage tourné vers la protection. Mais cette culture de la protection et de l’impunité des agresseurs doit exister davantage dans les pratiques des professionnels. Il y a encore un cap à franchir qui commence par croire les victimes qui révèlent des violences.  (1) Violences sexuelles. En finir avec l'impunité. Ed. Dunod (2) Jean-Marc Sauvé est président d'Apprentis d'Auteuil et président de la Commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs commis au sein de l'Eglise catholique (CIASE).

L’enfance d’Edouard Durand

« J’ai eu des parents aimants qui m’ont permis de grandir. Ils m’ont transmis quatre choses importantes à mes yeux : la foi catholique, la notion de service de la justice (mon père était avocat) et l’engagement pour les plus fragiles (ma mère a fondé la mission locale de Troyes). J’ai donc grandi auprès des jeunes en difficulté quand j’étais moi-même enfant. Enfin, ils m’ont transmis le service de la France. »

Les dates clés

  • 23 septembre 1975 naissance à Troyes
  • Septembre 2004 Devient juge des enfants au tribunal de Draguignan
  • Mars 2015 fonde le diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » à l’Université Paris 8
  • Janvier 2017 Devient juge des enfants au tribunal de Bobigny
  • 23 janvier 2021 Nommé coprésident de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles aux enfants
  • Mars 2021 Publie Violences sexuelles. En finir avec l’impunité Ed. Dunod.