Portrait de Rachid Zerrouki
Société

Rachid Zerrouki, l'instit des jeunes décrochés

Environ 95 000 jeunes quittent chaque année le système scolaire sans diplôme. Rachid Zerrouki, enseignant en micro-collège à Marseille, plus connu sur les réseaux sociaux sous le nom de Rachid l’instit, publie son deuxième ouvrage, "Les décrochés". Des portraits loin des clichés, qui témoignent de la diversité des parcours et des difficultés.

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Rachid Zerrouki, alias Rachid l'instit sur les réseaux sociaux, publie son deuxième ouvrage consacré aux décrochés, des jeunes en rupture d'école, dont il publie des portraits, mettant en lumière la diversité des parcours et des difficultés.

Après avoir débuté comme professeur en Segpa (1), vous enseignez en micro-collège à des jeunes en grande difficulté scolaire et publiez Les décrochés. Pourquoi préférez-vous ce terme au mot décrocheur ? 

C’était le premier titre choisi au départ, mais à force d’écouter les récits de vie de ces jeunes, je me suis rendu compte que le terme adéquat est vraiment « décroché », car aucun de ces élèves-là n’a fait le choix de quitter l’école. Je préfère l’utilisation de la voix passive pour montrer qu’ils ont été contraints à quitter l’établissement par toutes sortes de facteurs. Au micro-collège, j’ai un maximum de 15 élèves. Le challenge est de les faire venir tous les jours, car la plupart ont quitté la scolarité depuis quelques mois, voire années. Venir à l’école n’est pas quelque chose de normal pour eux.

À travers tous ces portraits, vous dressez des parcours emblématiques du décrochage scolaire. Qu’avez-vous découvert ?

On a parfois tendance à croire qu’il y a un portrait-robot de l’élève décrocheur ou de l’élève en Segpa, ce n’est pas le cas, car il faut s’intéresser à la diversité des facteurs qui mènent au décrochage pour comprendre qu’une classe qui accueille des décrocheurs est forcément hétérogène. On peut être en décrochage scolaire parce qu’on a été harcelé, qu’on a des grandes difficultés scolaires, des troubles médicaux, des refus scolaires anxieux, un vécu familial, un traumatisme qui s’ajoutent à cette liste de facteurs, et il y en a de plus en plus. Ce qui relie cette grande diversité de profils, c’est leur fragilité. On a bien du mal à trouver d’autres points communs et c’est une des difficultés à laquelle je suis confronté. Quand vous avez un groupe aussi hétérogène, c’est parfois difficile de créer du commun, de la cohésion, et pourtant on en a cruellement besoin. Les élèves qui décrochent, on doit les faire venir, avec des activités. S’ils ne font pas cela avec un groupe de camarades qu’ils considèrent un peu comme des proches, c’est un peu vain. D’où les réticences sur la récente réforme du lycée, qui prive ces élèves fragiles d’un groupe qu’ils vont suivre sur toutes les matières. Ils ont un groupe pour les maths, un pour le français, etc. C’est difficile pour ces élèves qui ont besoin de rattachement.

Vous voulez battre en brèche un certain nombre de clichés. Le plus répandu, est-ce celui du manque d’effort ?

Oui, c’est celui-là. Avec des gens qui ne sont pas bien informés, la question des efforts reviendra toujours. Quand on est sur le terrain, si les efforts sont bien sûr attendus et encouragés, ce n’est pas la question centrale. En se disant que ceux qui n’y arrivent pas n’ont pas fourni les efforts nécessaires, on ne répond à aucune problématique du décrochage, on n’a pas suffisamment creusé le dossier de l’élève.

Vous montrez dans vos livres qu'ils souffrent d’une image d’eux-mêmes assez dégradée... Comment restaurer la confiance ?

Quand on les récupère dans nos dispositifs, ils n’ont pratiquement connu que des échecs qui ont été gravés dans le marbre à travers les bulletins scolaires et les appréciations. Arrivés en Segpa ou en micro-collège, les élèves sont sûrs que, quels que soient les efforts fournis, cela ne servira à rien. Et cela, c’est le principal obstacle. Il faut mettre les élèves devant des défis raisonnables. Si on les met devant des tâches trop faciles en se disant, on va recueillir de la confiance en soi, on se trompe. Ils vont se sentir insultés dans leur intelligence. Quand on leur donne quelque chose de trop difficile, on va creuser le sentiment d’impuissance. Le métier d’enseignant consiste à trouver l’équilibre entre cette facilité parfois insultante et la difficulté qui accentue l’impuissance. Un défi de tous les instants, encore plus de l’enseignant spécialisé.

Vous abordez souvent le poids des déterminismes sociaux. Comment le combattre ?

Le poids des déterminismes, c’est aussi une question d’équilibre. Les travaux des sociologues, de Bourdieu et ses héritiers, doivent être connus des enseignants et des éducateurs, mais, et c’est très personnel, n’est pas à mettre entre toutes les mains. On ne peut pas révéler à un enfant les statistiques qui le concernent, qu’il y a 4 % de gens de sa condition sociale qui réussissent. Cela peut lui couper les ailes, d’autant plus quand vous n’avez pas une grande confiance en vous. Beaucoup de sociologues disent le contraire, que connaître les barreaux de sa prison vous aide à s’en évader. Je ne suis pas tout à fait d’accord, je pense que c’est quelque chose à individualiser. On ne parle de ces statistiques sans conséquence, il faut savoir comment l’aborder, à quel âge. Et surtout, en tant qu’éducateur, garder ces chiffres en tête et savoir que cela dessine des trajectoires de vie : il n’y a pas que les efforts qui comptent.

De l'autonomie, vous dites qu'on en hérite ou qu’on l'apprend. Pourquoi ?

L’autonomie n’est pas un acquis sur lequel je vais pouvoir m’appuyer, mais un objectif. Cela a remis beaucoup de choses en question pour moi car je suis arrivé dans l’Éducation nationale avec des idées très progressistes - que j’ai encore, bien évidemment - et qui consiste à toujours mettre l’élève en situation d’apprentissage. Je me rends compte qu’avec ce public, cette mise en situation et cet effacement du professeur n’est pas toujours profitable, on peut perdre les élèves. Parfois, j’ai tendance à faire de l’enseignement que je ne apprécie pas toujours, du frontal qui est tant décrié, mais c’est ce dont j’ai besoin aujourd’hui. Laisser les élèves seuls face à l’apprentissage dessiner leur chemin et se confronter aux obstacles, c’est parfois trop ambitieux. Au début, il faut les accompagner. Cette autonomie est loin d’être évidente, elle l’est pour un public favorisé socialement. Je l’ai vu dans ma première année d’enseignement, cela fonctionnait car j’étais dans un quartier mixte socialement avec pas mal de jeunes assez favorisés, ils y arrivaient bien. Pas ce public-là. J’aime beaucoup l’autonomie, mais il faut prendre en compte le fait que c’est une compétence très marquée socialement.

Sur quel levier vous appuyez-vous pour susciter l’intérêt ?

Le levier, c’est la mise en réussite, c’est l’ambition. J’essaie au quotidien de mettre les élèves face à quelque chose qui va leur plaire et qui va être un défi raisonnable. Quand j’ai une petite réussite, une petite éclaircie, je veille bien à insister dessus. Á partir de là, on a prouvé aux élèves qu’ils pouvaient réussir alors qu’ils ne s’en croyaient pas capables. Je cite un exemple : l’apprentissage par cœur, très décrié. Je comprends, mais je fais quand même apprendre des poèmes par cœur à mes élèves . Au début, ils sont réticents. Les élèves me disent : " Ce n’est pas fait pour moi, mon cerveau n’en est pas capable". Et puis finalement, on s’y met, on trouve des méthodes de mémorisation, les élèves mémorisent parfois quelques vers, parfois le poème entier, ils se prouvent à eux-mêmes qu’ils sont capables de ce dont ils se pensaient incapables. Et ça c’est une preuve irréfutable qu’il ne faut pas toujours s’écouter quand on croit que c’est impossible.

Vous battez aussi en brèche l’idée que tout le monde ne peut avoir le bac par exemple. Que répondez-vous à ce type d’argument ?

Lorsqu’on est enseignant, on ne peut pas se réfugier derrière cette croyance qui n’a jamais été prouvée scientifiquement. Tandis que le principe d’éducabilité de tous et toutes a été démontré plusieurs fois. On peut faire progresser tous les élèves, ceux qui sont en situation de précarité, de handicap... Peut-être pas les emmener tous à un même niveau, mais on peut tous les faire progresser. C’est le principe d’éducabilité, auquel on doit croire avant d’entrer dans le métier. Si on n'y croit pas, on n’a rien à faire dans ce travail.

Quelle alliance faire autour de l’élève pour qu’il puisse mieux progresser ?

Le travail avec les parents pour moi est quotidien. Au micro collège, je peux sortir un peu du cadre, j’utilise le téléphone, pas le carnet de correspondance. Si j’ai besoin de parler avec les parents, je les appelle. Cette immédiateté fait peur parfois aux éducateurs, parce qu’on nous dit de prendre du recul, mais on a juste besoin de créer de la proximité avec les parents et les inviter au cœur de l’apprentissage. On a un rendez-vous hebdomadaire, un petit-déjeuner parents-profs, cela crée de la complicité. Ce lien évite toutes sortes de malentendus et  permet d’être vraiment une équipe. La continuité éducative ne doit pas être une coquille vide, mais quotidienne et concrète.  Évidemment, ce n’est pas parfait : on a environ la moitié des parents à chaque fois. Il faut aussi que le lien avec l’institution ne soit pas incarné par une seule personne sinon, on n’a rien gagné.

Les rêves des élèves se fracassent bien souvent sur le mur de la réalité. Comment faites-vous pour accompagner les élèves ?

Les rêves, il faut les prendre en compte. Accompagner les jeunes du mieux que l’on peut, mais il faut aussi  être pragmatique pour transformer les rêves en projet professionnel cohérent. Je vais vous donner un exemple très concret : on a des jeunes qui ont de très grandes difficultés, parfois des maladies. Certains rêves sont inatteignables ou relèvent du miracle. L’année dernière, j’avais un jeune qui faisait du foot en club, il était persuadé qu’il allait signer dans un grand club et pouvoir faire du football son gagne-pain, et il a fallu lui faire comprendre que réussir à signer pro relevait du miracle. Ce jeune disait : "Je n’ai pas besoin de faire ce stage en boulangerie, de faire des maths, je vais signer pro, je suis là jusqu’à mes 16 ans, après je m’en vais !" Il faut parfois avoir le courage de dire, on va prévoir un plan B. Cela peut paraître dérangeant, mais je pense que c’est la bonne posture à adopter. On se donne le beau rôle quand on dit sans nuancer « Crois en tes rêves, ne laisse personne te dire que ça n’arrivera pas ». Je préfère "Poursuis tes rêves, et prépare quand même un filet de sécurité".

Parmi tous les jeunes que vous avez accompagnés, quel est celui qui vous a particulièrement touché ?

Je suis assez sensible aux questions du harcèlement scolaire pour l'avoir moi même connu quand j'étais élève. Le témoignage de la jeune fille qui m'a raconté avoir été harcelée puis agressée sexuellement m’a particulièrement touché et mis en colère.

Avez-vous un idéal d’école ?

Chaque professeur a une école de rêve. J’ai la chance immense de travailler dans ce micro collège, où il y a la possibilité de construire quelque chose qui me ressemble. Je cherche à construire cette classe de mes rêves. Avec mon équipe, nous avons au préalable travaillé sur des principes à adopter, comme une sorte de constitution. Un principe central, c’est l’équilibre entre bienveillance et exigence. Un autre, c'est le principe de continuité éducative qu’il faut pousser bien plus loin que ce que l’on fait aujourd’hui, avec ces petits déjeuners avec les parents, ces conversations qui ne doivent pas être le fait d’un seul professeur. Cela doit être formalisé, il doit y avoir des heures pour cela. Je pense qu’on doit parler davantage d’individualisation. Le parcours qu’on dessine pour chaque jeune doit lui être adapté, on ne peut pas continuer à prodiguer un enseignement de masse sans s’intéresser aux personnes. Ces principes sont les piliers de l’école de mes rêves. Toute action, tout projet qui les respecterait ferait le bonheur de l’école que j’ai en tête.

L’ENFANCE DE RACHID ZERROUKI

J’étais un enfant plutôt solitaire, mais heureux. J’aimais beaucoup jouer aux jeux vidéo qui racontent des histoires. Pour moi, c’était une façon de voyager. Quand je pense à mon enfance, je pense forcément au Maroc et au fait d’avoir changé de pays et de continent à l’adolescence. D’une solitude voulue, je suis passé à une autre solitude qui l’était moins, le temps de trouver ma place. En France, j’ai découvert une école foncièrement différente, qui m’a permis de m’insérer dans la société. Elle m’a énormément apporté, ce qui explique pourquoi j’y suis resté et que je suis enseignant à présent. 

BIO EXPRESS

1992 Naissance à Fès (Maroc)

2006 Arrive en France à 14 ans

2016 à 2019 Professeur des écoles en Segpa (1) (section d’enseignement général et professionnel adapté) à Marseille. Lance Rachid l’instit sur Twitter

2020 Les Incasables, éd. Robert Laffont, récit de ses années d’enseignement en Segpa

2022 Les Décrochés, éd. Robert Laffont, portraits de jeunes en situation de décrochage scolaire