Société

Hommage à Michel Serres, le philosophe utopiste-réaliste

Le philosophe Michel Serres est décédé ce samedi à l'âge de 88 ans. En souvenir de cet infatigable utopiste-réaliste, voici l’interview qu’il nous avait accordée, en 2012, autour de Petite Poucette, un essai plein de sagesse, de curiosité et d'optimisme. À son image.

Pourquoi avez-vous titré votre essai Petite Poucette ?

En référence à cette jeunesse qui écrit autrement et qui envoie des SMS avec les deux pouces, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire avec mes doigts gourds ! J’ai baptisé, avec infiniment de tendresse, cette fille et ce garçon : Petite Poucette et Petit Poucet. 

Vous les présentez même comme des nouveaux humains ?

Il ou elle n’habite plus à la campagne – en 1900, la majorité des humains travaillait la terre et vivait aux champs. Il ou elle n’a plus la même espérance de vie (elle approche les 80 ans). Il ou elle ne figure plus parmi le même nombre d’individus (la démographie mondiale atteint les 7 milliards). Il ou elle n’a plus la même généalogie (le vivre marié ad vitam æternam n’est plus la règle). Il ou elle n’a plus la même tête puisque, comme nous l’apprennent les sciences cognitives, l’usage d’Internet de même que l’écriture ou la lecture au pouce de messages n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticoles que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier ! Un nouvel humain est né dans l’intervalle qui nous sépare des années 70.   

Cette génération a-t-elle des leçons à prendre d’autrefois ?

Nous avons toujours des leçons à prendre d’autrefois ! Nous ne sommes pas dans des périodes de rupture telles que nous devrions tout oublier ! Quand on a inventé l’écriture, on n’a pas arrêté de parler. Quand on a inventé l’imprimerie, on n’a pas arrêté d’écrire. Quand on a inventé les nouvelles technologies, on n’a pas arrêté d’imprimer… chacun ou presque dispose d’une imprimante ! Les révolutions peuvent se compléter. Mais nous ne pouvons plus prétendre enseigner dans des cadres (salles de classe ou amphithéâtres) datant d’un âge et adaptés à une ère où les enfants et les adultes étaient ce qu’ils ne sont plus. 

Quelles connaissances les enseignants doivent-ils posséder ?

Ils doivent, plus que tout, savoir à qui ils s’adressent : « Qui est la personne que je veux enseigner ? ». Ils doivent assez bien connaître l’élève ou l’étudiant en question. Et ne plus se fonder ni sur leur savoir ni sur leur point de vue ou celui de l’administration. Ils doivent s’appuyer sur l’enseigné et ses acquis. 

Comment parfaitement le connaître ?

En ayant une idée de ce que j’appelle la présomption de compétence ou la présomption d’incompétence de celui ou celle qui a une chance d’en savoir autant que l’enseignant !
Jadis l’élève ou l’étudiant allait en cours en ignorant ce qu’on allait lui enseigner. Aujourd’hui, avec les nouvelles technologies, il est partout, en permanence, connecté au savoir. La probabilité qu’il ait regardé l’état d’une question avant même d’aller en cours, est énorme.  

Cette présomption de compétence change donc l’apprentissage ?

Totalement ! Plus jeune, dans la Marine, je me souviens avoir demandé à l’ophtalmologiste qui me soignait quel médicament il utilisait. « Cela ne vous regarde pas ! » m’avait-il répondu. Il jouait sur ma présomption d’incompétence : ce n’était pas mon métier, je n’avais pas besoin de le savoir pour être guéri ! J’étais incompétent et je devais le rester. Aujourd’hui, pas un médecin n’oserait dire cela ! La présomption de compétence ou d’incompétence change complètement le rapport médecin-patient comme le rapport enseignant-enseigné, père-fils… Mais il crée un équilibre entre les uns et les autres.
À ce propos, je me rappelle avoir été convoqué par le ministre de l’Éducation nationale à l’époque où j’étais considéré comme “Monsieur nouvelles technologies”. Il jugeait utopique mon idée d’introduire les nouvelles technologies à l’école et la nécessité (avec un coût financier à la clé) de former les instituteurs. Je lui ai révélé le secret de cette affaire : « Qu’est-ce que la science ? Ce que le père enseigne à son enfant ! Qu’est-ce que la technologie ? Ce que l’enfant enseigne à son père ! » Les uns et les autres, nous devons reconnaitre et partager nos acquis respectifs !  

Pourquoi “décloisonner” ces acquis ?

Car ceux dont l’œuvre défie tout classement et qui sèment à tout vent, fécondent l’inventivité ! Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas.
À l’université par exemple, bouleversons le classement des sciences. Plaçons le département de physique à côté de la philosophie, la linguistique en face des mathématiques, la chimie avec l’écologie… L’invention naît, parfois, du mélange des genres, des courts-circuits. Je prône à la fois la spécialisation et l’inventivité.
Et, pour intéresser l’enseigné, soyons physiquement là et transmettons le doux de la vie pas uniquement le disque dur de nos ordinateurs ! Attardons-nous, aussi longtemps que nécessaire, sur les récits, les exemples et les singularités.

Pourquoi les philosophes n’ont-ils pas su anticiper ces nouvelles pratiques liées aux nouvelles technologies ?

Aucun des philosophes de ma génération ou de celles qui l’ont précédée n’a donné aux nouvelles technologies leur importance décisive. Je crois que les philosophes se sont engagés dans la pure politique - ils ont poursuivi les consignes des partis – et non pas analysé, avec lucidité, le monde contemporain. Ils ont, me semble-t-il, failli à leur tâche. 

Vous en voulez également aux médias…

Je livre avec eux une vieille bataille ! J’essaie de leur faire comprendre que le spectacle de la mort – le mot le plus répété dans la presse écrite et audiovisuelle - est extrêmement grave pour les jeunes générations. Par ailleurs, comment lutter contre le formatage qui, à la télévision, réduit la durée des images à 5-7 secondes, le temps des réponses aux questions à 15 secondes et détruit d’autant la faculté d’attention ? Avec le commandant Cousteau, nous avions tenté de créer un mouvement contre la violence à la télévision… sans succès. Ce sont les médias qui commandent et créent l’opinion

Votre autre cheval de bataille demeure le bavardage. Est-il si nuisible que cela ?

Il reste l’un des grands problèmes que nous devons traiter dans l’enseignement, depuis le primaire jusqu’au supérieur. C’est un phénomène de société - une pathologie sociale - qui touche les jeunes et les adultes. Il exprime une demande de parole extraordinaire. Cela se voit très bien dans les réseaux sociaux et les blogs qui diffusent, non plus la voix de son maître mais sa propre voix. Probablement la source d’une nouvelle notion de démocratie, la naissance de l’individu.
Saint Paul est un grand théoricien philosophique de l’individu. « Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, ni riche, ni pauvre, ni citoyen, ni esclave. Il n’y a plus d’appartenance, il n’y a plus que toi responsable » a-t-il dit. On peut donc penser que l’individu est né il y a 2 000 ans… il a mis du temps à se réaliser ! 

Cet individu a sa vie et le monde entre ses mains, comme vous vous en réjouissez !

La génération de Petite Poucette et de Petit Poucet donne un sens réel au mot “maintenant” qui signifie “tout de suite” et, au sens littéral, “tenant en main”. Avec le téléphone cellulaire, Internet et le GPS, il ou elle a tous les interlocuteurs possibles, toutes les informations disponibles. Il ou elle tient en main le monde ! Je voudrais avoir leur âge… puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer.

À lire
Petite Poucette
De Michel Serres
Éditions Le Pommier