Protection de l'enfance

Comment prendre soin des filles en protection de l'enfance ?

Apprentis d’Auteuil accueille environ 2000 filles en Maisons d’enfants à caractère social, confiées par les services sociaux, car en danger ou en risque de danger dans leur famille. Quels sont leurs besoins, comment les expriment-elles ? Zoom sur plusieurs établissements de la fondation.

"Je vise le haut", une chanson écrite et interprétée par les jeunes filles de la maison d'enfants Saint-François d'Assise de Strasbourg (c) DR
"Je vise le haut", une chanson écrite et interprétée par les jeunes filles de la maison d'enfants Saint-François d'Assise de Strasbourg (c) DR

Au printemps 2018, 11 jeunes filles de la Maison d’enfants Saint-François d’Assise de Strasbourg (67) écrivaient et interprétaient une chanson, aidée par leur éducateur Cyril Puccio. « Je vise le haut » raconte les difficultés auxquelles elles font face.

Une des jeunes chanteuses, placée en Maison d’enfants à l’âge de cinq ans, revient sur les débuts de son placement et son adaptation douloureuse à la vie en communauté. Elle partage ses craintes, ses espoirs et son besoin d’être considérée comme n’importe quelle jeune fille de son âge : « Quand je pense à mon avenir, est-ce que demain sera mieux ? Qu’est-ce que je pourrais bien construire ? J’aimerais juste une vie banale, être aimée et voyager. Ne vois-tu pas que je suis normale, j’ai juste besoin d’être épaulée, pour que je puisse avancer… » Une aspiration largement partagée par les jeunes filles qui sont confiées à la fondation.

Historiquement dédié aux garçons - les laissés-pour-compte de la protection de l’enfance balbutiante au cœur du XIXe siècle – Apprentis d’Auteuil s’est progressivement ouvert aux filles, timidement au tournant des années 1970, et de plus en plus depuis une dizaine d’années.
En 2019, elles représentent près d’un tiers des effectifs. Les établissements ont évolué, les équipes se sont formées pour les accueillir et appliquer la mixité. Les regards, les pratiques professionnelles ont changé, intégrant de nouvelles dimensions, comme l’attention accrue aux besoins de chaque jeune, fille et garçon.

En chiffres à Apprentis d’Auteuil
Plus de 6 600 jeunes sont accueillis en maisons d’enfants, dont 28,6 % de filles

Protection de l’enfance en France (chiffres 2016)
Près de 300 000 jeunes de moins de 18 ans
Et 21 400 de 18 à 21 ans

Filles et garçons expriment différemment leur mal-être

Le pavillon de la maison d'enfants Les Lauriers de La Roche-sur-Yon accueille uniquement des jeunes filles(c) Apprentis d'Auteuil
Le pavillon de la maison d'enfants Les Lauriers de La Roche-sur-Yon accueille uniquement des jeunes filles(c) Apprentis d'Auteuil

Le pavillon des adolescentes de la Maison d’enfants Saint-François d’Assise accueille douze jeunes filles de 12 à 18 ans. L’équipe éducative les épaule au quotidien, est attentive à chacune, comme l’explique Matthieu Gruner, responsable éducatif : «  Les filles et les garçons manifestent différemment leur mal-être. Quand les filles sont en grande difficulté, elles se mettent en danger et s’en prennent à elles-mêmes en prenant des médicaments, en se scarifiant. Les garçons extériorisent davantage leurs souffrances, parfois par de la violence. Nous portons une grande attention à ces différences dans la manifestation des souffrances et travaillons en étroite collaboration avec un pédopsychiatre et des psychologues. »
En Vendée, la Maison d’enfants Les Lauriers, située à La Roche-sur-Yon, dispose de deux lieux d’accueil, l’un pour les garçons, l’autre pour des jeunes filles de 13 à 18 ans : « L’Aide sociale à l’enfance nous oriente des adolescentes pour qui un accueil en mixité représenterait une difficulté », explique Amélie Penisson, éducatrice.  La mixité sera travaillée à l’extérieur de la Maison d’enfants, au sein de l’établissement scolaire ou par le biais d’activités dans des associations sportives.
« Elles ont vécu des ruptures familiales, un contexte peu protecteur, des carences affectives, poursuit l’éducatrice. Et beaucoup d’entre elles, des traumatismes liés à des abus sexuels ou des attouchements. Il nous faut les aider à reprendre confiance en elles et en l’adulte. »
En ce qui concerne les jeunes filles victimes d’abus, la plus grande vigilance est de mise. Rose-Marie Catroux, éducatrice, poursuit : « La parole joue un très grand rôle. Nous les accompagnons pour dire ce qu’elles ont subi. Les procès sont une étape importante pour pouvoir être reconnue comme victime, se reconstruire et avancer. »

Apprendre aux adolescentes à se respecter, un enjeu

Travail autour de la mixité : des activités rassemblent filles et garçons à la maison d'enfants Martin Luther King de Saint-Denis (c) Apprentis d'Auteuil
Travail autour de la mixité : des activités rassemblent filles et garçons à la maison d'enfants Martin Luther King de Saint-Denis (c) Apprentis d'Auteuil

La Maison d’enfants Martin Luther King de Saint-Denis (93) accueille elle, des filles et des garçons. Cette mixité repose sur un accueil de jeunes aux tranches d’âge bien distinctes : les garçons sont âgés de 8 à 14 ans et les filles de 14 à 18 ans, afin de « limiter les risques inhérents aux questions de sexualité, explique Cécile Peyres, la directrice. Nous garantissons l’intimité des filles qui sont accueillies sur un étage différent de celui des garçons. Elles disposent d’une chambre individuelle ou à deux, et d’une salle de bain attenante, pour favoriser leur bien-être, leur tranquillité et leur hygiène. Les équipes éducatives sont mixtes, ce qui est un facteur d’équilibre. »

Une attention est portée au soin, grâce au Pôle santé prévention, qui réunit les professionnels de l’établissement et des psychologues. « Nous mettons l’accent sur la prévention, en abordant différents thèmes : les rapports affectifs, le respect du corps, la sexualité, les conduites à risque comme la prostitution. »

Pour la directrice, l’accueil en mixité, s’il se travaille,  représente aussi des avantages par son effet régulateur. Mais l’équipe reste très vigilante : « Une proportion importante de filles ont été victimes d’atteintes à leur intimité, voire plus. Les rapports de séduction sont souvent compliqués car empreints d’un certain nombre de schémas et parfois d’un lourd passé. Nous sommes vigilants sur les rapports qui peuvent se nouer entre les adolescents, et travaillons avec eux le sujet de l’amour, de l’amitié, des relations sexuelles. Le travail avec les parents est aussi essentiel, car la famille, c’est la structure de base. Nous les associons à notre travail, créons du lien pour leur permettre de réapprendre à vivre ensemble. »

Aider chacune à renouer avec la confiance

Retrouver la confiance, une des clés du mieux-être (c) Apprentis d'Auteuil
Retrouver la confiance, une des clés du mieux-être pour les jeunes filles accueillies en protection de l'enfance (c) Apprentis d'Auteuil

L’accueil de jeunes filles ne peut se penser sans réfléchir à celui des garçons. Et est-il besoin de le préciser ? En 2019, filles et garçons sont accueillis de la même façon, apprennent les uns comme les autres à cuisiner, à faire le ménage, à prendre soin de soi et de son hygiène personnelle. Se voient proposer mêmes activités : foot, roller, basket…
« Les objectifs et la prise en charge sont identiques, détaille Matthieu Gruner. Nous privilégions une grande participation de chacun. Ici, les jeunes filles préparent les repas avec les éducateurs et les maîtresses de maison. » Le but est de leur apprendre à préparer des repas équilibrés, de les rendre autonomes. L’objectif est aussi relationnel et éducatif. « Faire la cuisine avec un enfant, c’est établir une relation personnelle et discuter de choses et d’autres autour de cette activité. Cuisine, entretien du linge et de la chambre et des espaces communs… Aujourd’hui, un garçon fait autant qu’une fille ! »

Une vraie égalité est de mise dans les Maisons d’enfants, souligne Rose-Marie Catroux : «  Jusqu’aux années 1980, les garçons étaient davantage pris en charge sur les questions matérielles, comme le ménage ou la cuisine. Aujourd’hui, c’est bien différent. Nous avons deux maîtres de maison (un homme et une femme) qui leur apprennent à se débrouiller, à faire face à cette réalité du ménage. »
 
Pour toutes ces jeunes filles, la confiance retrouvée est la clé du mieux-être, construite jour après jour. La proposition d’activités comme le ski ou le surf, lors de séjours à la montagne ou à la mer sont bienvenues : « Elles permettent de travailler encore plus la confiance et le dépassement de soi. Ces activités ont des répercussions énormes sur leur bien-être et sur l’image qu’elles ont d’elles-mêmes. Les jeunes filles pensent parfois qu’elles ne sont capables de rien… Nous nous appuyons sur leurs potentiels pour leur permettre d’avancer et de se projeter dans leur vie future. »

Le point de vue Nadine Lanctôt, professeure à l’université de Sherbrooke au Québec (chaire de recherche sur le placement et la réadaptation des filles en difficulté)

La prise en charge des jeunes filles en difficulté présente-t-elle des spécificités par rapport aux garçons ?
On a longtemps nié la question des différences entre les sexes, notamment la recherche qui se faisait uniquement dans le cadre de la justice des mineurs. Or, elles y sont minoritaires… les recherches sur les filles n’avaient donc pas lieu d’être ! Cette construction masculine de la connaissance a été contestée et on est passé d’un extrême à l’autre en affirmant que les filles avaient des besoins spécifiques. Aujourd’hui, le discours est plus nuancé : les filles et les garçons ont des besoins semblables, mais aussi des besoins, des sensibilités, des modes d’expression différents.

C’est à dire ?
Dans le contexte du placement, les filles vont être beaucoup plus sensibles aux enjeux relationnels que les garçons, avec des attentes plus élevées vis-à-vis de leurs éducateurs et des intervenants en général. Elles souhaitent qu’ils les respectent, les considèrent, les écoutent, qu’ils prennent du temps avec elles, qu’ils sachent quand elles ont de la peine, qu’elles sont joyeuses ou en colère… Elles expriment ce besoin, les garçons beaucoup moins. Ces derniers vont se sentir mieux dans un environnement avec des règles et une structure claire. Autres différences : beaucoup de jeunes filles souffrent d’une image d’elles-mêmes dégradée. Certaines ont subi l’exploitation sexuelle, voire, des activités de prostitution : elles ont un grand besoin d’être respectées, sécurisées. Elles sont particulièrement sensibles au regard de la société et des autres sur elles, qu’elles perçoivent comme péjoratif. D’où l’importance de bien orienter l’accompagnement éducatif. Car il sera mis en difficulté si elles se sentent jugées, si elles perçoivent un manque de confiance ou de sensibilité à leur égard.