Education et scolarité

Entre les générations, la passion de transmettre

Le lien entre les générations passe par les rencontres et les échanges, mais aussi par la transmission de ce que l’on a soi-même reçu. Zoom sur des initiatives qui ont mis cette valeur au cœur de leur action.

Travaillant quelques temps en Afrique à la fin de ses études d’ingénieur, Barthélémy Gas y découvre la force des liens entre les générations, la place et le rôle des personnes âgées dans les familles et la société : « Là-bas, quand on demande conseil, on s’adresse à son ainé ! » De retour en France, touché par l’isolement des personnes âgées et le manque de considération à leur égard, à 24 ans, il lance avec Thibault Bastin, Les Talents d’Alphonse. Cette plateforme numérique permet de profiter de l’expérience d’un retraité de son quartier en apprenant un savoir à ses côtés ou en lui confiant son enfant autour d’une activité ludique. En deux ans, l’initiative, fondée sur la conviction que « les retraités ont des choses à nous apprendre », a déjà fédéré, à Paris et à Lille, près de 500 "Alphonse et Alphonsine" autour de la musique, de la photographie, des langues, de la couture… Délégué général de Lire et faire lire, Laurent Piolatto met, lui, l’accent sur le bonheur de lire dont témoignent les 18 000 bénévoles, âgés de plus de 50 ans, auprès des élèves des écoles, collèges et lycées où ils se rendent : « Partager le plaisir de la lecture, c’est notre premier objectif ! Le second, d’égale importance, c’est développer le lien intergénérationnel : permettre aux adultes de vivre une utilité sociale et aux jeunes de rencontrer des lecteurs qui, malgré leur âge, sont au fait de l’actualité et de se dire : "Je peux avoir un ami qui a 40 ans de plus que moi". » La plus-value de cette initiative se mesure d’autant plus que la lecture, clé d’entrée dans le questionnement et la compréhension du monde, permet aux enfants de s’ouvrir à un ailleurs et à un avant.

La répartition des âges en France

En France, en 2017
moins de 20 ans : 24,5%
de 20 à 64 ans : 56,3%
plus de 65 ans : 19,2%
(provisoire, y compris Mayotte) source INSEE

L’envie d’être un passeur

Dans leur ouvrage, La Guerre des générations aura-t-elle lieu ? (éd. Calmann Lévy), le sociologue Serge Guérin et le philosophe Pierre-Henri Tavoillot recensent les supports de la vitalité du lien entre les âges : « le goût hypermoderne pour la mémoire, l’appétit de transmission, le souci des générations futures et l’engagement solidaire pour les proches. » Pour Serge Guérin, l’un des points essentiels est bien la transmission : « S’il n’y a pas d’intergénération, il n’y a pas de transmission, et s’il n’y a pas de transmission, il n’y a plus de société… On ne peut faire une société à partir d’une page blanche. » Il poursuit : « La transmission c’est la capacité et l’envie d’être un passeur d’une expérience, d’un savoir, d’une tradition, d’une histoire, mais aussi d’une attitude, d’un regard… C’est, l’âge venant, passer le relais à quelqu’un qui lui-même, 50 ans plus tard, le transmettra. » La transmission est fondée sur le dialogue fait d’écoute attentive et de désir de répondre. Elle s’accompagne d’une réciprocité, les jeunes ayant beaucoup à partager en retour avec leurs aînés : leurs compétences en informatique, de nouvelles manières de vivre et de travailler, leurs séjours à l’étranger… Au sein des familles comme dans les nouvelles formes de proximité, ces échanges réciproques sont l’une des raisons du succès des relations entre générations.

L’expérience permet la transmission

La transmission ? L’Outil en main, association née en 1987 à Troyes, en a fait son moteur. Aujourd’hui essaimée dans 54 départements, elle compte plus de 3500 bénévoles qui initient des enfants de 9 à 13 ans aux métiers manuels et du patrimoine. Francis Brémaud, responsable de la communication et lui-même bénévole à Nantes, raconte : « Nous leur apprenons autre chose qu’à l’école ou avec leurs parents. Cela les aide à se construire, mais aussi à s’orienter, à faire des choix personnels. J’ai vu des enfants émerveillés par leurs réalisations à partir de l’outil et de la matière, et en utilisant leurs dix doigts ! » Cette initiation se fait toujours par de "vrais gens du métier, avec de vrais outils, dans de vrais ateliers". « Pour nous, c’est l’expérience qui permet la transmission, c’est donc essentiel d’avoir appris et pratiqué le métier. 90% de nos bénévoles étaient d’ailleurs formateurs et tous les professionnels ont envie de transmettre leur savoir ! » L’association EGEE a, elle aussi, placé la "passion de transmettre" au premier plan. Une de ses multiples activités consiste à préparer les jeunes à entrer dans la vie active, à les aider à trouver leur place dans la société. Animés par ses conseillers bénévoles, cadres ou dirigeants d’entreprises à la retraite, des ateliers touchent 57 300 élèves et étudiants au collège, en lycée ou études supérieures. Jacques Bos, le président, témoigne : « C’est la transmission des connaissances techniques mais aussi des valeurs qui est importante pour nous. En lycée professionnel où j’ai un peu d’expérience, on prend un plaisir immense à dialoguer avec les élèves. Avec eux, on ne se comporte pas en cadres ou chefs d’entreprises, mais en tant que seniors ayant des choses à transmettre. De leur côté, ils posent des questions très intéressantes et sont avides de réponses car ils sont en face de quelqu’un qui a vécu ce dont il parle. »

L'intergénération, un pilier de la vie humaine

Le lien intergénérationnel, « loin d’être un gadget, ni un surplus d’existence, est un pilier de la vie humaine dont on ne saurait se passer », soulignent Serge Guérin et Pierre-Henri Tavoillot. Ce lien, vecteur de cohésion sociale, pourrait-il être mieux nourri que par le partage d’expériences, la transmission de ce qu’on a soi-même reçu ? « Nous voulons faire prendre conscience de l’importance de la place de seniors. Il y a près de 24% de retraités en France. Si on ne les considère pas, c’est comme si on s’amputait de leur dynamisme ! », concluent les fondateurs des Talents d’Alphonse, invitant également les seniors à venir voir comment les jeunes se bougent pour changer le monde.

Deux questions au sociologue Serge Guérin

Le lien intergénérationnel est-il mis en question aujourd’hui ?

Serge Guérin, sociologue (c) Baptiste Fenouil
Serge Guérin, sociologue (c) Baptiste Fenouil

La différence des générations, c’est l’altérité la plus commune. Elle part de ce qui nous est le plus naturel, nos parents, nos enfants. Avant même un lien social ou culturel, la société produit ce lien intergénérationnel puisqu’elle est composée de gens nés à différents moments ; les générations ont besoin l’une de l’autre pour exister et, sans elles, le monde n’existerait pas. L’enjeu est de faire vivre ce lien car une société où les gens resteraient dans leur coin ne serait pas une société.
Effectivement, on peut s’inquiéter à court terme d’une tentation à opposer les générations (par exemple, les retraités riches versus les jeunes…). Mais les enquêtes, les sondages, les études montrent que l’acceptation intergénérationnelle n’a jamais été aussi forte et aussi choisie qu’actuellement, et que les jeunes, par ailleurs très critiques y compris sur les plus âgés, ne remettent pas en cause le fait qu’ils leur doivent quelque chose.

Qu’est-ce qui sous-tend ce lien ?

D’abord, une relation très forte à la famille. Jamais la famille n’a autant compté qu’aujourd’hui pour toutes les générations, sans doute à cause du besoin de se sentir en confiance dans un contexte de crise mais pas seulement. Ce lien est aussi fondé sur un besoin de donner un sens à sa vie. Quand on agit ou travaille, c’est pour notre descendance. C’est aussi permettre à d’autres qu’on ne connaît pas, de vivre. Enfin, les générations suivantes donnent sens à son existence, qu’on ait soi-même des enfants ou pas. Ce n’est pas "après moi, le déluge" mais "après moi, d’autres générations", "après moi, le monde se perpétue".