Pour le physicien Etienne Klein, "Explorer est un désir profondément humain"
Dans un dialogue vif et illustré d’exemples concrets publié chez Flammarion, l’astronaute Thomas Pesquet et le physicien Étienne Klein évoquent le dépassement de soi, l’exploration spatiale et les grands projets scientifiques. Entretien avec Étienne Klein.
Propos recueillis par Laure Naimski
Que signifie le dépassement pour vous ?
Le message en filigrane du livre est : exister, c’est davantage que simplement vivre. Nous nous sentons vraiment vivants quand nous allons « nous faire voir ailleurs ». C’est-à-dire, quand nous sortons de nos habitudes et de nos ornières pour expérimenter et explorer d’autres manières de vivre, qui nous font découvrir que nous sommes davantage vivants. C’est par exemple jouer de la musique, pratiquer l’alpinisme comme je le fais, aller dans l’espace comme Thomas ou plus simplement parler à ses voisins. Il ne s’agit pas de jouer les héros en quête d’exploit et de dépasser les bornes en permanence. Il s’agit de se rendre poreux à ce qui est extérieur à nous-mêmes. Aujourd’hui, ce désir d’explorer, quel qu’il soit, est menacé par les écrans, notamment chez les jeunes, car ils nous enferment dans une sorte de bulle affective, émotive et cognitive, qui nous fait perdre le monde de vue.
La soif d’exploration est-elle intrinsèque à l’être humain ?
C’est le propre de certains humains, peut-être pas de tous. Les grands explorateurs, très peu nombreux dans l’histoire, ne sont pas des êtres banals. Aujourd’hui, ce désir d’explorer, quel qu’il soit, est menacé par les écrans, notamment chez les jeunes, car ils nous enferment dans une sorte de bulle affective, émotive et cognitive qui nous fait perdre de vue la réalité du monde.
L’alpinisme est pour vous l’une des manières d’aborder le monde. Qu’y trouvez-vous ?
Le fait d’être dans des décors sublimes et l’esprit de cordée. L’esprit de cordée, c’est très beau. S’il pouvait descendre dans les plaines, les vallées et les villes, l’humanité s’en porterait mieux, je pense. La cordée, c’est le fait d’être relié par une corde à un autre alpiniste. Ainsi, chacun est responsable de la sécurité et de la vie de l’autre. Pour moi, l’alpinisme représente une façon joyeuse de se dépenser et d’aller à la rencontre de soi en sortant de sa routine. Après une course en montagne, je me sens bien, davantage en phase avec le monde, plus en paix avec les autres. Sommes-nous des êtres faits pour la dépense physique ? Je me pose la question. Et cela m’inquiète de voir qu’un très grand nombre d’adolescents dépensent très peu de calories par jour, allant par exemple au lycée… en trottinette électrique ! Je me demande si le fait de limiter à ce point sa dépense physique n'a pas quelques effets psychologiques secondaires...
Dans le livre, vous parlez des grands projets scientifiques. Pourquoi est-il important de les poursuivre ?
Si nous voulons comprendre ce qui s’est passé dans l’univers primordial, c’est-à-dire peu de temps après le Big Bang, il y a 13 milliards d’années, nous devons reproduire dans nos laboratoires les conditions qui prévalaient dans l’univers lorsqu’il était très jeune, ce qui suppose de disposer de moyens conséquents. D’autre part, si nous sacrifions les projets scientifiques à très long terme, l’angoisse du futur va devenir d’autant plus forte que nous serons incapables de nous y projeter. En plus de l’éco-anxiété qu’ils éprouvent, je pense que les jeunes sont angoissés en partie parce que le futur n’est pas configuré. Nous ne leur parlons pas de 2050, de comment y seront nos façons de vivre. Alors que ma génération entendait tous les jours parler de ce que serait l’an 2000. Chacun pouvait tracer un chemin individuel entre le présent où nous nous trouvions et le futur qui nous était annoncé à l’avance en quelque sorte. Cela nous procurait un confort psychique que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissent pas.
Thomas Pesquet évoque le fait que l’exploration spatiale permet de mieux comprendre notre planète...
Oui, car depuis l’espace, nous pouvons mener des observations de la Terre, notamment de son atmosphère, qu’il est impossible de réaliser depuis son sol, permettant ainsi de mieux la comprendre grâce à des mesures effectuées depuis des satellites. Aujourd’hui, la question se pose de savoir s’il est encore pertinent d’envoyer des êtres humains dans l’espace plutôt que des robots. Pour ma part, je suis partisan de laisser l’être humain participer à cette exploration. Thomas a toute sa place dans la prochaine mission Artémis sur la Lune. Il deviendra en quelque sorte un ambassadeur de l’humanité, à qui nous demanderons, à son retour, de nous raconter ce qu’il aura vécu.
Vous dites aussi que les tensions géopolitiques dans les projets scientifiques et spatiaux s’accroissent. Qu’en est-il ?
Jusqu’à récemment, j’avais le sentiment de vivre dans une bulle universaliste. Certes, il y avait des tensions géopolitiques, mais des collaborations entre les pays existaient. Depuis quelque temps, nous sentons un resserrement nationaliste qui nous fait perdre en humanité. D’où vient-il ? Peut-être du fait que nous avons pris conscience que les ressources de notre planète sont limitées et que tout le monde ne pourra pas y avoir accès. Au lieu de collaborer, nous tentons de nous protéger, pays par pays, des carences à venir, qu’il s’agisse de l’eau, de l’énergie, des matières premières, des métaux rares… L’idée est qu’il va falloir se battre pour survivre. Je pense que cela empêche ou dissuade de travailler ensemble comme nous le faisions autrefois.
Vous abordez dans le livre la place des femmes dans la science et la conquête spatiale. Pouvez-vous développer ?
L’anagramme de « la parité en science » est « incite à l’espérance ». Jeu de mots à part, cela fait des années que nous pointons l’absence de parité dans les sciences. Pour autant, la situation s’aggrave. Par exemple, cette année, le nombre de jeunes filles admises à l’École polytechnique est encore plus bas qu’auparavant, alors que nous ne cessons de clamer qu’il faut davantage de filles. Les causes de ce phénomène sont mal comprises. D’autant plus que cette tendance, dramatique en France, ne s’observe pas à l’étranger. Des mesures montrent qu’en classe de CP, un décrochage du niveau des filles en mathématiques, très brutal et mal compris, se produit en cours d’année. Est-ce que c’est l’attitude de l’instituteur qui discrimine sans en avoir conscience les jeunes filles des jeunes garçons ? De sorte que les filles se sentent moins à l’aise avec la discipline que les garçons ? En outre, en France, contrairement à d’autres pays, nous avons utilisé les sciences, notamment les mathématiques, comme outil de sélection pour les grandes écoles. Associer les sciences à la sélection doit jouer un rôle dans le manque d’attrait des filles pour ces filières. Il faut, au contraire, présenter les sciences comme des occasions de ressentir des joies intellectuelles et non pas comme le risque d’y recevoir de mauvaises notes. Par ailleurs, souvent, nous demandons aux femmes de faire ou d’être comme les hommes. Ce n’est peut-être pas une bonne idée. Les femmes possèdent sans doute un regard sur les choses, une façon de comprendre certains phénomènes, qui sont différentes et les rendent complémentaires des hommes.
Quel message aimeriez-vous transmettre à la jeunesse dans l’esprit de dépassement ?
Lorsqu’ils se posent une question, le premier réflexe de mes étudiants est d’interroger Google ou ChatGPT. Mais lorsque nous obtenons trop facilement et trop rapidement une réponse à la question que nous nous posons, nous nous privons de la joie intellectuelle de la trouver par nous-mêmes ou grâce à d’autres à l’issue d’un processus de recherche. Aussi, je leur dis de réfléchir par eux-mêmes, d’enquêter dans les livres et de discuter avec leurs camarades. Si vous obtenez la réponse par vous-même, elle va vous procurer une joie et s’inscrire dans votre mémoire, de sorte que vous vous en souviendrez toute votre vie.
Je propose que, de temps en temps, nous abandonnions les écrans pour essayer de réfléchir, parfois à plusieurs. Lorsque je fais travailler mes étudiants par groupes, sans smartphone, sans Internet, ils apprennent à se parler, à trouver la réponse à un problème ensemble. Et je remarque que ça les épanouit. Dans cette démarche, il y a quelque chose qui correspond à l’être humain, qui a toujours agi de la sorte. J’ai l’impression que le fait d’utiliser son cerveau de façon autonome est une source de bien-être psychique.
A LIRE
Éloges du dépassement
Thomas Pesquet et Étienne Klein
Éd. Flammarion
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