
Jeanne de Milliano, 28 ans : « J'ai participé au chantier de Notre-Dame »
PORTRAIT. Formée à la taille de pierre à Apprentis d’Auteuil, Jeanne de Milliano, 28 ans, a participé à la restauration de Notre-Dame de Paris. Rencontre avec une artisane sensible et enthousiaste, au jour de la réouverture. Par Agnès Perrot.
Rendez-vous a été pris pour la séance photo tout près de Notre-Dame de Paris, là où Jeanne de Milliano, 28 ans, a travaillé au chantier titanesque de restauration. La jeune femme se souvient de l’émotion ressentie lors de l’incendie en 2019 : « C’était bouleversant ! Je me suis rapidement dit que, moi aussi, j’allais contribuer à sa reconstruction. »

Sur le chantier
Au fil des rencontres, la tailleuse de pierre arrive sur le chantier. Elle rejoint la cathédrale, comme elle en rêvait, début 2023.
Sa mission, dans cette nouvelle phase du chantier confié à l'établissement public chargé de restaurer Notre-Dame ? Patiner la nef et le narthex, sous la direction des architectes en chef des monuments historiques. Objectif affiché : rendre sa jeunesse à l’édifice, terni par les poussières de plomb de l’incendie et l’encrassement du temps.
Jeanne mène un patient travail de nettoyage à l’aide d’un produit à base de latex, projeté en vapeur sur les murs. En durcissant, il forme une fine pellicule qui retient la saleté, avant d’être retiré comme une seconde peau emportant les impuretés. Résultat ? L'intérieur de la cathédrale, plus lumineux que jamais, révèle peu à peu ses magnifiques pierres blondes d'origine.
Une aventure hors norme
Les cheveux attachés sous son casque réglementaire et les mains recouvertes de gants de travail, Jeanne calfeutre également à la chaux une partie des vitraux des baies hautes de Viollet-le-Duc - retirés et restaurés par des spécialistes avant d’être replacés - et consolide les maçonneries endommagées par l’incendie.
Au même moment, des collègues finissent de reconstruire les voûtes effondrées ou remplacent, ici ou là, certaines pierres, éclatées ou fendues à cause des très fortes chaleurs, par de nouveaux blocs taillés en atelier. Cette saison-là, Notre, Notre-Dame vit au rythme de plusieurs chantiers. Tout est restauré en même temps, un peu comme au temps des bâtisseurs de cathédrales. Une aventure collective hors du commun.
« Avec le recul, je mesure la richesse de cette expérience et la fierté d'avoir partagé le quotidien de tant d’artisans d’art venus d’horizons différents. Malgré son côté protocolaire et sa cadence particulière, ce chantier restera pour moi une étape marquante. Un honneur immense. »
La tailleuse de pierre salue au passage le génie de Viollet-le-Duc, autre sauveur d'une cathédrale quasi en ruines au moment où l'architecte est désigné pour la restaurer. Au point que les autorités parisiennes de l'époque avaient envisagé sa destruction.

Réparer le beau
Ce qu’aime Jeanne de Milliano dans son métier, c’est de « réparer ce qui a été bien fait. Je n’invente rien, je ne crée rien, je répare ». Comme en ce moment, la façade néoclassique du château d’Enghien et son toit bas caché par une balustrade, sur le domaine de Chantilly. Usées par les intempéries, les pierres extérieures de l’édifice avaient besoin de retrouver leur aspect d’origine.
Depuis près de dix ans, cette jeune femme aux yeux clairs, à la fois douce et volontaire, enchaîne les missions en intérim « pour gagner en savoir-faire, tout en bénéficiant de temps libre ».
La patine en héritage
Sa spécialité ? La patine, une technique subtile et exigeante dans laquelle elle se sent parfaitement vivante. Dans ce milieu très masculin où elle a dû imprimer sa marque, Jeanne s’est vite distinguée par son savoir-faire. « J’opère au pinceau ou à l’éponge pour harmoniser les pierres restaurées avec les anciennes, au moyen d’un mélange d'eau, de chaux et de pigments naturels. C'est très physique, mais pas de la même manière que la découpe. Il faut avoir le sens du beau, une certaine rigueur, de l'intuition, rester concentré », explique-t-elle.
Fille d’un cadre de la pétrochimie et d’une mère opticienne, Jeanne n’a pas tout de suite pensé à rebâtir des cathédrales. Peu scolaire, mais passionnée par le dessin, elle nourrit, enfant, sa culture artistique avec ses grands-parents dans les musées de la capitale, avant de quitter sa Normandie natale pour monter apprendre la peinture décorative à Paris.
Ses diplômes en poche, elle enchaîne les missions en habillant murs et façades de différents immeubles de fleurs et de trompe-l’œil (faux bois, faux marbre, etc.).

L’école de la pierre
En 2020, la crise sanitaire interrompt les chantiers. Jeanne en profite pour s’interroger sur la suite de son parcours. Elle choisit alors la taille de pierre. « Je voulais ajouter une corde à mon arc. Mon compagnon m’a beaucoup encouragée. »
À l’Atelier de la Pierre d’Angle de Saint-Maximin, dans l’Oise, un centre de formation aux métiers de la pierre d’Apprentis d’Auteuil, elle apprend en huit mois les bases de la taille : géométrie, découpe, façonnage, pose, épure, enduits traditionnels, maçonneries en pierre, etc. Mais aussi la patience, la précision, la persévérance. « Une formation intense, avec une équipe très disponible, qui m’a donné envie de donner le meilleur de moi », précise-t-elle.
Sur les toits de Paris
« Je me souviens d’une jeune femme passionnée, raconte de son côté Frédéric Mutillod, formateur. J’ai rapidement perçu sa détermination et son envie d’avancer. »
Jeanne sort de la formation munie d’un titre professionnel, l’équivalent d’un CAP. Et d’une joie immense. « Je sais désormais pourquoi je me lève le matin. Monter sur des échafaudages, prendre son café sur les toits de Paris, accéder à des endroits que nous sommes les seuls à voir… c’est magique » confie-t-elle encore.

Du Louvre à Versailles
Depuis le chantier emblématique de Notre-Dame, le métier de la jeune restauratrice la mène aux chevets d’églises de villages – l’art roman et sa sobriété lui inspirent un vrai respect –, au sein d’hôtels particuliers, en haut de monuments prestigieux, comme la Bibliothèque nationale de France, l’hôtel de la Marine, le Carrousel du Louvre... Au château de Versailles, elle restaure plusieurs vases sculptés des jardins, à Pierrefonds, des éléments de la cour d’honneur.
Partout, Jeanne profite du plein air et du travail en solitaire, dès le matin, des podcasts dans le casque pour mieux se concentrer. « La pierre est une matière vivante. C’est impressionnant de se dire que nos prédécesseurs travaillaient avec quasi les mêmes outils et le même geste. J’ai le sentiment de participer à une œuvre qui me dépasse. »
Photo d'ouverture : Ilan Deutsch
BIO EXPRESS
2013-2015 Brevet des métiers d’art Peintre décorateur
2015-2017 Diplôme des métiers d’art Peintre décorateur
2020-2021 Diplôme Tailleur de pierre Atelier de la pierre d’angle de l’Oise
2022-2023 Chantier de restauration Notre-Dame de Paris
RESSOURCES
Livres, magazines et vidéos :
- Notre-Dame de Paris, ressuscitée, par Bernadette Sauvaget, éditions Fayard
- La grande aventure de Notre-Dame de Paris en cent épisodes, par Evelyne Brisou-Pellen, éditions Bayard Jeunesse
- Rebâtir Notre-Dame de Paris, le livre officiel de la restauration, éditions Tallandier
- Cathédrale Notre-Dame de Paris, guide, par Thierry Crépin-Leblond, éditions du Patrimoine
- La Fabrique de Notre-Dame, magazine en sept numéros réalisé en partenariat avec Connaissance des Arts
- Notre-Dame de Paris, le chantier du siècle, une série documentaire de Vincent Amouroux, éditions Arte
- Conférences :
« Les mercredis de Notre Dame », 5 rendez-vous proposés aux collège des Bernardins d'octobre 24 à mai 25, dont le 14/01 « Restaurer Notre-Dame, le chantier du siècle »
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