Société
17 janvier 2019

Nicolas Mathieu, Goncourt 2018 : "À l’adolescence, on prend des claques, on apprend"

Prix Goncourt 2018 avec Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu ouvre une nouvelle page sur l’adolescence, un temps qui l’interroge sur sa propre vie, l’inspire sur la marche du monde et lui donne l’envie de développer l’empathie.

Que ressentez-vous deux mois après avoir obtenu le prix Goncourt ?

Avec le Goncourt, il m’est arrivé une grande chance. Mais depuis, je ne m’appartiens plus totalement. Je dois répondre aux attentes de la maison d’édition, des libraires et des lecteurs, sans me confondre avec le prix - une institution - une couronne posée sur ma tête que je dois porter pendant un an. J’éprouve à la fois de la joie, de la gratitude, mais aussi de l’inquiétude. Je me demande quand je vais avoir du temps pour me remettre à travailler. À l’heure d’écrire, serai-je intimidé par le poids de ce prix ? Entre mon premier roman (Aux animaux la guerre, 2014, ndlr), très bien reçu, et le deuxième, j’avais déjà eu du mal. J’avais eu mon petit capital de sympathie et je craignais de l’entamer à chaque phrase.
Pour moi, l’écriture est très besogneuse. Je cherche une espèce de justesse dans l’adéquation entre les mots et le monde. Il faut que ce que j’écris coïncide avec ce que j’ai vu et senti, et produise des affects chez le lecteur. La phrase doit assumer cette responsabilité dans ses articulations, sa syntaxe, son vocabulaire et son rythme. J’essaie de produire de la vitesse et de la transparence. À aucun moment, le lecteur ne doit buter sur une difficulté. Il doit être en prise directe avec les personnages. Pour moi, le but d’un roman est de convoquer les lecteurs de telle sorte qu’ils cultivent une forme d’intelligence particulière : l’empathie.

Comment l’idée de Leurs enfants après eux vous est-elle venue ?

La matière de mon deuxième roman - les blessures de l’adolescence, les hiérarchies sociales, un monde industriel sinistré que j’ai voulu fuir à tout prix – a jailli avec le premier. Je n’en avais pas fini avec l’adolescence, la mienne et celle de mes personnages. Elle me tourmentait encore. J’ai voulu écrire un roman d’apprentissage avec mes deux obsessions : les vies en devenir de l’adolescence et le monde finissant de la classe ouvrière. Dans une vallée désindustrialisée de l’Est de la France, des années 1990, entre ennui et chômage, rage et résignation, cela a fourmillé et pris une toute autre dimension.
 

Pourquoi l’adolescence, la vôtre notamment, vous inspire-t-elle autant ?

J’ai un souvenir très précis de l’élan de mon adolescence. Cette période de l’apprentissage, du "dessinement", du dévoilement - capitale pour moi - me passionne. C’est à l’adolescence que ma vision du monde, mes affects, mes motifs amoureux se sont formés. À 17 ans, j’avais déjà constitué tout (ou presque) mon panthéon littéraire avec Céline, dont je ne me suis jamais remis, et Flaubert. Leur façon d’être au monde, à vif, irréconciliables. Je ne suis plus l’adolescent que j’étais, car j’ai vieilli, je me suis embourgeoisé et mes angles se sont arrondis, mais je me sens très proche de lui. Et je garde une affection immense pour ces mômes que l’on appelle "têtes de lard" ou "têtes de pioche" qui ont un appétit frénétique pour la vie et la rage de s’extraire de leurs conditions humaines et sociales, de se construire un avenir. J’ai la capacité à me mettre à leur place. Je ne me sens ni réconcilié ni assouvi. 

L’apprentissage vous tient également à cœur…

Montrer ce que le temps nous fait. Les adolescents grandissent, les parents vieillissent, des ambitions s’émoussent, des rêves se réalisent… À 14-15 ans, on se fait une idée du monde héritée de ce que les parents et l’école en ont dit. Petit à petit, on mène des expériences, on décille les yeux, on prend des claques, on apprend.
L’adolescence est une histoire d’émancipation : ce que l’on prend et ce que l’on rejette pour être soi, rien que soi. Mais en réalité, on ressemble fortement à ce que nos parents ont fait de nous dans notre enfance.

Vos parents, qu’ont-ils fait de vous ?

Mes parents ont fait de leur mieux pour que je devienne quelqu’un de bien ! Ils m’ont donné les moyens de m’élever socialement en me payant des études, en me permettant de faire des tas de choses. Fils unique, j’ai été choyé et aimé comme le soleil, dans un milieu où le travail, la modestie, l’humilité sont extrêmement valorisés. Où chacun doit rester à sa place.

En vous faisant offrir une machine à écrire en plastique à 8 ans, à quoi rêviez-vous ?

D’être écrivain… ce dont je ne rêve plus aujourd’hui. Aujourd’hui, je rêve d’écrire. Le mot écrivain est lourd d’une telle charge symbolique, en France notamment, que j’hésite à l’employer pour me définir. Je lui préfère le mot auteur : il a une fonction dans le monde social.  

Comment, dans ce monde en pleine mutation, aider les adolescents à devenir des adultes ?

Depuis les années 1990 où je situe mon roman, les adolescents n’ont pas socialement changé, ni dans leurs personnalités, ni dans leurs trajectoires. Mais les technologies ont tout révolutionné. Les histoires d’amour, par exemple, sont multimedia. À 15 ans, les adolescents sont amoureux avec un téléphone portable dans leur poche. Ils se photographient, s’envoient des mots. Le flirt ne cesse jamais, il ne laisse place à aucun fantasme.
Enfant, la lecture des magazines Je bouquine et de J’aime lire a nourri mon amour de la littérature et mon admiration des grands écrivains français. Elle m’a donné du plaisir, des modèles, une intelligence du monde et une porte de sortie de l’enfance. Savoir ce qu’est le temps qui passe, la difficulté d’aimer, autant de choses brûlantes et difficiles que la lecture rend praticables et désirables. La lecture a donné envie à l’enfant que j’étais de devenir un adulte. 

Bio express

  • 2 juin 1986 : À 8 ans, à ma demande, mes parents m’offrent une machine à écrire en plastique pour mon anniversaire
  • 1994-1995 : mes 17 ans, en classe de 1ère, un moment d’adolescence très aiguë, de souffrance affective, de grandes découvertes à travers des livres essentiels dont Voyage au bout de la nuit de Céline
  • 12 janvier 2013 : la naissance de mon fils. Avant, je faisais ce que je pouvais. Depuis, je fais ce que j’ai à faire. Je dois tenir même quand je n’en ai pas la force
  • 2018 : année de mes 40 ans, des 40 ans des éditions Actes Sud, de mon deuxième roman, du prix Goncourt. Un basculement énorme : un avant et un après. Une deuxième jeunesse