Société
07 septembre 2016

Cécile Ladjali : « Il faut dire la détresse de ceux qui n'ont pas les mots »

À l'occasion des Journées nationales d'action contre l'illettrisme du 5 au 10 septembre, rencontre avec Cécile Ladjali, agrégée de lettres et enseignante, qui a consacré son dernier roman à la question de l'illettrisme pour sensibiliser le grand public à ce véritable handicap social. Propos recueillis par Félix LAVAUX. Photo : JP Pouteau

Pourquoi avoir choisi de consacrer votre dernier roman à l'illettrisme ?

J'avais déjà consacré plusieurs essais "sérieux" à l'illettrisme. Cette fois, je voulais aborder cette question sous la forme d'une fiction romanesque pour dire la détresse dans laquelle se trouvent ceux qui n'ont pas les mots, qui ne peuvent pas énoncer le monde ou écrire une simple lettre lorsqu'ils sont amoureux. De tous les genres littéraires, le roman est celui qui touche le cœur humain au plus profond. J'ai d'ailleurs rencontré des difficultés techniques pour écrire ce livre, parce que je ne devais pas parler à la place de Léo (le personnage principal, ndlr) à qui les mots manquent. Je n'ai pas été confrontée moi-même aux affres de l'illettrisme, mais j'ai senti la rage qui peut nous envahir lorsqu'on a des choses à dire mais pas les mots pour le faire.

L'illettrisme est encore mal connu aujourd'hui. Votre personnage, par exemple, doit attendre son entrée au collège pour être détecté.

Léo passe de classe en classe et tous les enseignants se renvoient la balle. Au collège, il est complètement perdu. Il part en apprentissage où il n'est plus confronté ni à la lecture, ni à l'écriture d'une manière régulière. Et il oublie. C'est ce qui se passe pour les personnes illettrées. En France, cela concerne tout de même 2,5 millions de personnes.

Pourquoi l'illettrisme est-il encore tabou alors qu'il touche 7% des 18-65 ans ?

Parce que l'école de la République a failli et que l'intégration par les mots et la culture ne s'est pas faite pour ces enfants-là. Le travail des enseignants à l'école pour donner aux enfants suffisamment de mots afin qu'ils soient libres est crucial, particulièrement à notre époque du communautarisme et du terrorisme. Pour le héros de mon livre, j'aurais pu prendre un enfant issu de l'immigration. J'ai voulu plutôt parler d'un jeune blanc, issu de ce quart-monde dont on parle peu, qui est comme en exil dans son propre pays. À cause de son illettrisme, il ne peut pas voter, remplir ses papiers, faire ses courses, lire le nom des rues... Sa vie de tous les jours est un chemin de croix !

En tant qu'enseignante, savez-vous pourquoi l'école de la République n'arrive pas à éradiquer ce handicap social qu'est l'illettrisme ?

Lorsque j'étais enseignante en Seine-Saint-Denis, j'étais entourée de collègues admirables qui accomplissent leur métier comme un sacerdoce. Mais beaucoup ne sont pas formés pour détecter l'illettrisme d'un élève et se contentent de se repasser la "patate chaude". Il faudrait agir dès le plus jeune âge et renforcer la formation initiale des enseignants. Il faudrait également changer ce système aberrant qui consiste à nommer les jeunes enseignants dans les établissements les plus difficiles. Il faudrait plutôt envoyer là-bas des enseignants qui ont vingt-cinq ans d'expérience ! Mais pour cela, il faudrait les payer correctement.

Vous avez dit que vous étiez pour « l'élitisme pour tous ». La réforme de l'orthographe dont on a parlé récemment en serait selon vous un contre-exemple?

Cette nouvelle réforme de l'orthographe permettra d'écrire certains mots comme « château » avec ou sans accent circonflexe. Le risque, c'est de voir émerger une orthographe à deux vitesses, avec, d'une part, ceux qui vont continuer à mettre un accent, et d'autre part, les autres qui seront tout de suite identifiés. L'orthographe deviendra alors un nouveau marqueur social. Notre langue française est difficile et exigeante c'est vrai, mais c'est ce qui fait aussi sa beauté. Elle doit rester la même pour tous, car c'est ce qui nous permet aussi d'être à égalité. 

Vous êtes enseignante, agrégée de lettres modernes et contrairement à ce que l'on pourrait croire, vous avez été en échec scolaire.

Mes parents adoptifs étaient des gens très modestes, ils n'avaient pas le bac. Ils étaient très intelligents, très aimants, mais il n'y avait pas de livres à la maison. Ils ont travaillé très jeunes et, à leur époque, on pouvait réussir sans avoir fait d'études. Cette envie d'écrire m'est venue assez tard, après la mort de mon père, l'année où j'ai passé le bac. Au lycée, j'étais très médiocre et ce n'est qu'à l'université que j'ai commencé à avoir de bons résultats. C'est seulement après la mort de ma mère, dix ans plus tard, que j'ai écrit mes premiers romans. Inconsciemment, je ne m'autorisais pas à être différente d'eux. Ils m'avaient adoptée et je devais leur ressembler. Pourtant, mes parents étaient bien embêtés quand j'avais des mauvaises notes ! Ils faisaient tout pour que j'aie de bons résultats, mais ça ne marchait pas... Je sais donc très bien ce que les élèves en difficulté peuvent ressentir, parce que, moi-même j'ai été malheureuse à l'école. Je suis la preuve vivante qu'il ne faut jamais perdre espoir ! A LIRE
Illettré de Cécile Ladjali
Editions Actes Sud

Journées nationales d'action contre l'illettrisme du 5 au 10 septembre 2016 

  • 2,5 millions de personnes âgées de 18 à 65 ans ayant été scolarisées en France sont confrontées à l'illettrisme. 
  • 7% de la population adulte âgée de 18 à 65 ans en France est en situation d'illettrisme. 
  • Sur les 2,5 millions de personnes concernées par l'illettrisme, plus de la moitié exerce une activité professionnelle.