Société

Camille Peugny, sociologue : "Considérons les jeunes comme des citoyens à part entière."

Face à la précarisation croissante de la jeunesse, le sociologue Camille Peugny plaide pour que cet âge soit celui de l’expérimentation et de la deuxième chance grâce à une forte intervention de l’État, à l’instar du modèle scandinave. Ce qui contribuerait selon lui à faire reculer les inégalités au sein de la jeunesse et entre les générations. Explications.

Faut-il parler de la jeunesse ou DES jeunesses tant les situations sont différentes à cet âge ?

Camille Peugny, sociologue. Photo : Editions du Seuil

La période de la jeunesse s’étend aujourd’hui de 16 ans (fin de scolarité obligatoire) à 30 ans, l’âge moyen de l’obtention du CDI. On pense souvent à la jeunesse étudiante, mais parmi les 18-25 ans, les étudiants ne représentent que la moitié de cette classe d’âge. L’autre moitié est constituée de jeunes actifs, au chômage ou en situation d’inactivité. Les jeunes ont aussi des trajectoires qui divergent en fonction de leurs origines sociales, ethniques, de leur genre ou du territoire urbain ou rural où ils habitent... Au sein de cette population, il existe effectivement de nombreuses inégalités qui contribuent à fracturer la jeunesse. Comme les autres classes d’âge, la jeunesse est multiple.

La jeunesse de 2022 est-elle plus précarisée que les précédentes ?

Beaucoup d’éléments le laissent penser. Le taux de chômage des jeunes actifs en France reste très élevé : autour de 20 à 25%. C’était déjà le cas au début des années 1980. Mais la précarisation des jeunes en emploi continue à augmenter. Les 18-25 ans ayant un emploi précaire (CDD, intérim, contrats aidés, stages…) n’étaient que de 15% il y a quarante ans. Ils sont 55% aujourd’hui !

Quel rôle a joué la crise sanitaire dans cette précarisation ?

La crise sanitaire a sans aucun doute aggravé la situation des jeunes. Mais elle a surtout révélé un certain nombre de failles dans nos politiques jeunesse. Le fait que les moins de 25 ans n’aient pas accès aux RSA a obligé le gouvernement à créer en urgence un « chèque mensuel » pour les aider financièrement. Nous avons vu également les files d’attente devant les distributions alimentaires. C’est une conséquence de la massification scolaire. Les étudiants ne sont plus les Héritiers que décrivaient Bourdieu et Passeron dans les années 1960. Les enfants des classes populaires arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur, évoluent sur le fil de la précarité et doivent travailler pour financer leurs études. Lors du premier confinement, ceux qui ne pouvaient plus travailler n’avaient plus de quoi manger.
 

Dans votre livre (1), vous regrettez que la politique de la jeunesse en France soit d’abord un « mille-feuille de dispositifs ».

Les 18-25 ans ayant un emploi précaire sont 55% aujourd'hui contre 15% dans les années 80. Istock Photo.

Cela ne veut pas dire que l’État et les collectivités territoriales ne font rien pour les jeunes. Mais les gouvernements empilent les dispositifs qui complètent ou annulent les précédents. Le tout finit par donner une mille-feuille indigeste et relativement inefficace lorsque l’on voit la pauvreté gagner des franges croissantes de la jeunesse. Ces dispositifs s’empilent, car on n’a pas pris le temps de réfléchir à ce que devait être le temps de la jeunesse dans des sociétés qui vieillissent. D’autres pays en Europe font autrement. Je plaide pour que l’on mette en place une politique de la jeunesse qui devrait être celle de l’expérimentation.

Que pensez-vous du Contrat d’engagement jeunes qui est entré en vigueur le 1er mars ?

C’est l’ancêtre de la Garantie jeunes créée dans les pays scandinaves. Elle a été expérimentée en France à partir de 2013 et devait être généralisée. C’est un dispositif qui va plutôt dans le bon sens car il est "défamilialisant". Le jeune s’engage dans un dispositif d’accompagnement personnalisé et en contrepartie il reçoit une allocation de l’ordre du RSA. C’est un dispositif qui leur donne une seconde chance. Pour pouvoir en bénéficier, le jeune doit être détaché du foyer fiscal de ses parents. Le Contrat d’engagement jeunes (CEJ) est le nouveau nom de ce dispositif. On l’a appelé « Contrat d’engagement » pour ne surtout pas laisser penser que l’on donne une allocation sans contrepartie. Mais le nombre de CEJ est très inférieur aux besoins : il ne concerne que 400 000 jeunes. On est loin de la généralisation voulue avec la Garantie jeunes.

Que proposez-vous en matière de politique pour la jeunesse ?

En France, les jeunes sont considérés, de leur majorité jusqu’à 25 ans, comme les enfants de leurs parents. Car on considère que cet âge doit être pris en charge par la famille. Ce qui favorise la reproduction des inégalités. Je plaide plutôt, comme dans les pays du Nord, pour que l’on considère les jeunes comme des citoyens à part entière dès leur majorité. Á 18 ans, les jeunes auraient ainsi accès à l’ensemble des droits et devoirs à l’instar du reste de la population. Considérer des jeunes comme des adultes, faire en sorte que le temps de la jeunesse soit celui de l’expérimentation nécessite une forte intervention de l’État. Pour les étudiants, cela passerait par la mise en place, comme dans le système Danois, d’une allocation mensuelle de formation versée à tous les jeunes. Pour les jeunes qui décrochent précocement ou qui sont éloignés de l’emploi, on généraliserait les dispositifs de seconde chance, les dispositifs type Garantie jeunes avec une allocation mensuelle équivalente à celle des étudiants.

Pourquoi les inégalités sociales portent-elles atteinte à la cohésion sociale ?

Les pays du Nord qui ont mis en place ce type de politique de la jeunesse avec une forte intervention de l’État sont les pays dans lesquels les inégalités se reproduisent le moins entre les générations. Les pays qui font confiance au marché comme dans les pays anglo-saxons ou à la famille dans les pays du Sud, dont la France, sont ceux qui s’accompagnent d’une forte reproduction des inégalités. Lorsque l’État encadre et garantit ce temps de l’expérimentation et des études, les inégalités reculent. D’ailleurs, dans toutes les enquêtes, les jeunes des pays du Nord sont les plus optimistes vis-à-vis de l’avenir. Et ceux du Sud, les plus pessimistes. Ce sentiment d’inégalités, de dés pipés à la naissance, entretient la défiance, le repli sur soi et le retrait vis-à-vis de la chose publique.

Vous pointez également un danger de fractures entre les générations au moment où la France vieillit.

Une politique de la jeunesse doit viser deux objectifs selon moi : réduire les inégalités au sein de la jeunesse et ne pas laisser se creuser le fossé entre les générations. Dans les sociétés vieillissantes, la part du PIB consacrée au grand âge augmente mécaniquement. Il faut donc faire attention à ce que les jeunes ne soient pas lésés dans cette balance des dépenses publiques. Cette politique universelle que j’appelle de mes vœux permettrait, en partie, de rétablir cette balance grâce à l’investissement massif de l’État en faveur de sa jeunesse. Il ne suffit de dire « Les jeunes sont l’avenir », il faut aussi leur en donner des preuves. (1) À lire : Pour une politique de la jeunesse (Seuil, janvier 2022)

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