Société

Anne Goscinny : « Je crois beaucoup à la résilience »

Après avoir publié plusieurs romans, Anne Goscinny s’attaque à la littérature jeunesse. Avec "Le Monde de Lucrèce", la fille de René Goscinny donne vie à une adolescente bien dans son temps et marche dans les pas de son père. Rencontre.

Pourquoi avez-vous eu envie de vous lancer dans la littérature jeunesse avec "Le Monde de Lucrèce" ?

Le Monde de Lucrèce est plutôt une parenthèse dans ma carrière d'auteure. J'ai rencontré la dessinatrice Catel à un dîner. Nous nous sommes tout de suite très bien entendues. Catel réalise de magnifiques romans graphiques sur des personnages célèbres (Joséphine Baker, Kiki de Montparnasse, ndlr). Je lui ai donc proposé d'en consacrer un à mon père. Mais elle ne fait que des portraits de femmes. On s'est revues et elle m'a dit qu'elle voulait consacrer un travail important à mon père… mais à travers mes yeux. Ce que nous avons fait. Le livre sortira chez Grasset en 2019. Notre amitié a commencé là. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble pour ce projet. Et elle m'a dit : « Mais tu es beaucoup plus drôle que les livres que tu écris ! Pourquoi tu ne ferais pas un livre humoristique ? » Je lui ai répondu : « Le roi de l'humour, c'est mon père ! Je n'ai pas envie d'aller sur ce terrain-là ! » Et comme il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, un mois plus tard je lui envoyais la première histoire de Lucrèce. Nous avions très envie de créer ce personnage de petite fille dans l'air du temps, à la fois marrante, insolente et bienveillante.

 

 

Une suite est déjà prévue ?

Le deuxième tome est terminé. Il sortira en octobre. Et le troisième, que je suis en train d'écrire, sortira au mois de mars 2019. Mais au-delà de ces trois premiers volets, rien n'est prévu… même si les chiffres de vente sont très bons. De mon côté, j'ai besoin de souffler car j'ai écrit quatre romans (Un chez Grasset et trois chez Gallimard) en 18 mois. J'ai envie d'aller à la plage maintenant !

 

 

 

 

Comment est née Lucrèce, le personnage central de votre livre ?

Pour ce qui est de la forme -la longueur des histoires et les textes illustrés-, je me suis inspirée du Petit Nicolas. Mais avec Catel nous avions envie de raconter l'histoire d'une fille et non pas d'un garçon. Et je voulais qu'elle soit au collège pour avoir une multiplicité de professeurs et de personnages.

 

 

 

 

Le personnage est aussi inspiré de votre propre fille semble-t-il ?

J'ai deux enfants : Simon a 17 ans et Salomé, 15. Je les regarde vivre et il se passe toujours plein de choses rigolotes. L’histoire des lentilles que je raconte dans le livre est réellement arrivée avec mon fils. Il ne voulait plus partir en vacances parce qu'il avait ses lentilles à arroser. Des histoires comme ça, ça ne s’invente pas !

 

 

 

 

Pourquoi avoir choisi une adolescente comme personnage principal ?

C’est la préadolescence qui m’intéressait surtout. Ce moment où les filles ne sont pas encore adolescentes, mais où elles ne sont plus des petites filles. Elles mettent un pied dans le monde des ados et des adultes, comme on met un pied dans l’eau de mer. C’est un moment de la vie des enfants très émouvant. Les garçons restent des enfants plus longtemps. Les filles changent, elles, brutalement, notamment lorsqu’elles entrent au collège. Avec ma fille, le changement a été immédiat : elle est devenue coquette, me piquait mon brillant à lèvres….

 

 

 

 

Dans "Le Monde de Lucrèce" on retrouve le ton et le style du "Petit Nicolas". Est-ce une volonté de votre part ?

Je suis assez prudente lorsqu’on me compare à mon père parce que je ne suis pas gagnante à ce jeu-là. Il faut que Lucrèce s’autonomise ! Mais c’est vrai que j’ai été marquée par deux choses dans Le Petit Nicolas : le langage qui a l’air très spontané, mais qui est en fait très artificiel. Et l’histoire qui est hors du temps. Nous sommes au début des années 60 mais il n’y a aucune référence à l’actualité. C’est ce principe là que j’ai voulu reproduire dans Le Monde de Lucrèce. Un monde exclusivement bienveillant, sans terrorisme, sans communautarisme, sans racisme. Un monde idéal.

 

 

 

 

Quel regard portez-vous sur l’œuvre de votre père ?

Un regard émerveillé. Mon père est mort lorsque j’avais 9 ans, il en avait 51. Très vite, j’ai compris que pour entendre sa voix, il me suffisait de tourner les pages d’une de ses bandes dessinées. Je n’ai donc pas un rapport très classique avec Astérix, Lucky Luke ou Iznogoud.

 

 

 

 

Maintenant que vous êtes auteure jeunesse, vous avez l’impression de marcher dans ses pas ?

Je n’ai pour l’instant publié qu’un seul livre en littérature jeunesse. Je prends beaucoup de plaisir à écrire ces histoires, mais j’ai besoin de faire autre chose à côté. Ecrire pour la jeunesse, c’est très compliqué, il y a beaucoup de contraintes. Cela demande dix fois plus d’énergie que d’écrire un roman pour adultes.

 

 

 

 

Votre propre enfance a-t-elle été très différente de celle de Lucrèce ?

Oui, celle de Lucrèce s’apparente davantage à l’enfance de mes enfants. Ce sont des enfances sans drame, sans heurt. Mon enfance est coupée en deux : avant et après le 5 novembre 1977 (date de la mort de René Goscinny, ndlr). Les enfants qui ont vécu une telle fracture, un tel chaos deviennent des adultes fragiles à vie ! Fragiles et en même temps plus sensibles, plus perméables à la futilité. J’ai vécu neuf années merveilleuses avec mes deux parents. Après j’ai rencontré l’homme de ma vie, nous avons fait des enfants et tout va bien. Mais je ne suis pas toujours sereine car mes deux parents sont morts à l’âge de 51 ans à 17 ans d’écart. Je sais que la vie peut s’arrêter tôt, sans préavis. Je suis aussi parfois triste que mes parents ne connaissent pas mes enfants.

 

 

 

 

La société fait-elle suffisamment de place à l’enfance en difficulté ?

Je ne suis pas psychologue, mais je crois beaucoup à la résilience et en l’aide. Je m’en suis très bien sortie scolairement parce que des personnes m’ont aidée. J’avais une grand-mère formidable qui a tenu un peu tous les rôles. Après la mort de ma mère, lorsque j’avais 25 ans, j’ai eu des amis très proches qui ont été là tout le temps. Et encore aujourd’hui, je fais une thérapie qui, lorsque je flanche, me permet d’aller mieux. Je crois que c’est faire preuve d’intelligence et de maturité que d’accepter l’aide de l’autre. Lorsqu’une vie commence mal, on peut de ne pas s’en tenir là et aller plus loin. Si ce ne sont pas vos parents, d’autres personnes peuvent vous aimer.  
 

 

 

Pour en savoir plus "Le Monde de Lucrèce" de Anne Goscinny et Catel.  Editions Gallimard Jeunesse