Vie de la fondation
27 mars 2018

Boris Cyrulnik : "A la maternelle, donnons aux enfants le plaisir de faire l’effort d’apprendre"

Ces 27 et 28 mars, Boris Cyrulnik, neuropsychiatre, préside les Assises de l’école maternelle, deux jours de débats et de partage d’expériences sur le thème : "Repenser la maternelle pour en faire l’école de l’épanouissement et du langage". Interview d’un homme qui veut, avec l’effort et le plaisir, (re)donner aux tout-petits le goût d'apprendre.

Quel état des lieux faites-vous de l'école maternelle en France ?

En France, l’école maternelle est bonne. Il ne s’agit pas de la réformer mais de la faire évoluer, car les enfants de 2018 ne sont plus biologiquement et neuropsychologiquement les mêmes que ceux de 2000. Les filles sont, par exemple, plus grandes que les garçons, plus précoces dans l'acquisition du langage. On suppose que cela est lié à l'environnement et au climat. Les familles ont, elles aussi, changé : les femmes mettent au monde leur premier enfant à presque 31 ans en moyenne, beaucoup de mamans travaillent, les papas sont plus dans la parole avec leurs enfants. Les professionnels de la petite enfance - professeurs des écoles et agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM) chargés de la réception, de l’animation et de l’hygiène - doivent, en conséquence, s’adapter et bénéficier d’une formation spécifique. Il n’est pas normal que des jeunes motivés au très bon niveau universitaire passent l’examen de professeur des écoles et débutent en ne sachant ni comment parler ni comment jouer avec un enfant. Tous ces éléments nous invitent à penser et à agir différemment

Quelles sont vos recommandations pour que la maternelle devienne l’école de l’épanouissement et du langage ?

Il faudrait, en priorité, former les professeurs des écoles, les ATSEM et les parents aux théories de l’attachement. Les théories de l’attachement, la cognition (manière dont les petits apprennent) et l’éducation permettent aux professionnels de la petite enfance et aux parents de créer, autour des 0-3 ans, une niche ou une enveloppe sensorielle. Cette dernière sécurise et dynamise l’enfant, lui apprend à se développer affectivement avec des "tuteurs" et le prépare, dès les premiers mois de sa vie, à la parole. Ce qui lui donne statistiquement un bon départ dans l’existence ! Toute figure d’attachement, la mère bien sûr - la première empreinte - mais aussi le père, un grand-parent, un proche, un professionnel de la petite enfance peut se transformer en base de sécurité, à condition qu’elle soit stable, régulière - gravée dans la mémoire et le cœur de l’enfant -, dynamisante et liée à des activateurs d’attachement, autrement, dit à des séparations suivies de retrouvailles. Sécurisé, confiant en lui et en l’autre, dynamisé, l’enfant éprouve du plaisir à explorer et à apprendre. Il tente l’aventure relationnelle et sociale et devient co-auteur de son développement.
Pourquoi ne pas enseigner les théories de l’attachement en un an, comme nous l'avons fait, depuis 2014, dans les Instituts Petite Enfance (IPE) ? Proposer cet outil d’évolution profitable aux enfants, aux professeurs des écoles, aux ATSEM et aux parents qui souhaitent entrer à l’école maternelle ? Pour créer une dynamique de groupe vive, réactive, joyeuse, au langage commun.

En quoi les avancées des neurosciences vous ont-elles guidé ?

Les chercheurs et les praticiens de la neuro-imagerie et de la psychologie du développement s’accordent à dire qu’il faut protéger et entourer l’enfant car les interactions précoces sont essentielles au niveau de son affectivité, de son relationnel et de sa coopération.
Dès 2-3 ans, un enfant sait si une personne s’occupe de lui chaleureusement ou mécaniquement, accorde plus de crédit à une personne familière qu’étrangère, discrimine une personne experte versus ignorante. Le tout-petit est attentif à ce qui est susceptible de lui apprendre quelque chose, de le surprendre. Il a un appétit de savoir, un désir de rencontres, un goût marqué pour les apprentissages, comme s’il savait que le monde et ses événements représentaient autant de réservoirs de savoirs potentiels. Malheureusement, en France, ces connaissances sont peu diffusées et appliquées dans les structures d’accueil et d’éducation individuelles ou collectives.
Or, tous les pays d’Europe du Nord qui ont transformé leurs pratiques d’accueil des 0-3 ans, en tenant compte de ces découvertes, constatent des relations affectives facilitées, le plaisir du jeu qui mène au plaisir du langage, très peu de troubles psychopathologiques et, dix-quinze ans plus tard, les meilleurs résultats scolaires au monde avec 1% d’illettrés (en Norvège) contre 8-15% en France ! L’éducation des plus petits - les adultes de demain - est le meilleur investissement individuel, familial et social à long terme
Les enfants méritent que nous nous lancions dans une démarche dynamique de connaissances © iStockPhoto

Ces recommandations sont-elles les mêmes lorsque les enfants ne sont ni sécurisés ni dynamisés ?

L’absence de sécurisation due à la négligence affective (enfant laissé seul trop longtemps), à la violence conjugale ou à la précarité sociale, est toujours rattrapable, mais plus l’intervention est rapide, meilleur est le résultat.
Lorsque le milieu est instable, entre la 27ème semaine de grossesse et l’apparition de la parole vers 17 mois chez les filles et 22 mois chez les garçons, l’enfant devient neuro-émotionnellement plus vulnérable. À l’inverse, un milieu stable imprègne en lui un sentiment de confiance qui facilite ses relations avec les autres adultes et les autres enfants. Un bébé sécure a 1% de difficultés de développement alors qu’un bébé insécure tourne autour de 15%.
La différence entre un enfant sécure et un enfant insécure est encore plus grande le premier jour de crèche ou d’école maternelle. En présence d’adultes inconnus, l’enfant sécure surmonte son petit stress, s’approche de l’adulte, tire sur sa robe ou sur son pantalon, fait un babil, se met en disposition spatiale pour apprendre à parler.
L’enfant insécure car isolé par un malheur (trouble du développement ou altération de la niche sensorielle) dans sa vie ou autour de lui (dépression ou mort d’un parent, violence conjugale, précarité sociale…) a un petit syndrome psychotraumatique (énurésie, encoprésie, refus alimentaire), se met en périphérie, évite le regard de l’adulte, augmente les activités autocentrées, se met en disposition spatiale de ne pas apprendre à parler. Schématiquement, 70% d’enfants sécures profitent de la crèche ou de l’école, 10% d’enfants insécures deviennent, grâce à la crèche ou à l’école, sécures et 20% d’enfants développent la peur ou la phobie de la crèche ou de l’école.
Très souvent, ce qui peut rassurer, l’enfant blessé devient altruiste. Il donne aux autres ce qu’il aurait voulu qu’on lui donnât. Il se soigne en soignant les autres. Il devient celui par qui le bonheur arrive. C’est essentiel ! Il n’est plus l’enfant abandonné, il n’est plus l’enfant malheureux puisqu’il arrive à rendre les autres heureux. Rien ne s’efface, mais au moins, il se remet à vivre.

Le nombre d’enfants en classe est très important. Est-ce la seule difficulté à l'école maternelle ?

Le nombre d’enfants par classe (25,3 en moyenne en France) est trop élevé mais il n’est pas exclusif. Il convient aussi de changer de stratégie : cesser la culture du sprint scolaire et privilégier le ralentissement des apprentissages comme dans les pays d’Europe du Nord.
Pour obtenir quelques bons résultats incontestables, le sprint scolaire - valeur européenne et asiatique - surstimule l’enfant sprinter et élimine le coureur de fond. J’ai entendu mille fois au Japon et en Chine où j’ai travaillé : "L’école est devenue une nouvelle forme de maltraitance". C’est inacceptable ! En Suède, au Danemark, en Finlande, en Norvège, chaque enfant apprend et se développe à son rythme. Tout devient alors facile pour lui. Tout lui donne confiance en lui.
Entre le 20ème et le 30ème mois, un enfant peut, grâce à une mémoire hyper vive, apprendre et parler une langue maternelle, en écoutant une figure d’attachement, jouer, parler, chanter. Il ne pourra plus jamais, dans aucune autre période de sa vie, apprendre une langue à une telle vitesse. Pourquoi ne pas en profiter ? Qu’est ce qui nous empêche de développer, dès la maternelle, la créativité de l’enfant par le dessin, le conte mimé, le théâtre, la musique, le chant ? La créativité consiste à combler le manque : plus l’enfant crée, moins il a peur de la solitude. Ce n’est pas une distraction mais un vrai accès à l’autonomie.

Comment se saisir dès maintenant de vos recommandations ?

En assurant autant que les tout-petits assurent ! Les enfants méritent que nous nous lancions dans une démarche dynamique et active de connaissances et que nous ajustions nos manières d’être et de faire aux savoirs existants, sans pour autant en faire des prescriptions rigides. 

Quelle est votre idéal d’école maternelle ?

La sécurisation des enfants qui donne le plaisir de faire l’effort d’apprendre.
Assises de l’école maternelle
Organisées par le ministère de l’Education nationale sous l'égide de Boris Cyrulnik, les Assises de l'école maternelle réunissent, les 27 et 28 mars 2018 au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris, chercheurs, enseignants, professionnels de la petite enfance et familles, autour de recherches et de pratiques sur l’école de l’épanouissement. 
Instituts Petite Enfance (IPE) 
Dès 2014, Boris Cyrulnik, Philippe Duval, psychologue, et Laurence Rameau, puéricultrice et formatrice, ont ouvert des Instituts Petite Enfance Boris Cyrulnik (IPE). Destinés aux professionnels de la petite enfance et aux parents, animés par des chercheurs, des théoriciens et des praticiens, ces instituts dispensent une formation pluridisciplinaire et transversale, théorique et pratique, axée sur la sécurisation et la dynamisation des bébés.