Riad Sattouf : « Le regard de l’enfance sur le monde est très enrichissant ! »
Riad Sattouf, dessinateur, publie aujourd'hui le troisième volet des Cahiers d’Esther qui retracent la vie d’une jeune collégienne. Rencontre avec un auteur traduit dans le monde entier et passionné par l’enfance.
Quel est le principe des Cahiers d’Esther dont le 3e volume sort aujourd'hui ?
C’est une bande dessinée dans laquelle je raconte les vraies histoires d’une jeune fille qui a 12 ans maintenant, mais qui en avait 9 quand j’ai commencé. "Populaire" dans son collège, elle est issue d’une famille ni riche, ni pauvre. C’est une fille "sans histoire". Et c’est précisément ce qui m’intéressait : elle me raconte son quotidien, ses goûts musicaux, la façon dont elle voit le monde, l’actualité, comment les garçons lui parlent, comment se passe l’école, ce qu’elle veut faire plus tard… J’assiste en fait à la construction d’un individu. L’idée m’est venue lorsque j’étais en train d’écrire L’arabe du futur où je raconte ma propre jeunesse partagée entre la Syrie et la France. J’ai revu cette jeune fille, fille d’un couple d’amis, qui avait grandi et était volubile. Je me suis dit que ça serait intéressant de voir ce qui sépare une jeunesse au Moyen-Orient dans les années 1980 d’une jeunesse française en Europe aujourd’hui. Le projet est de faire un album par an jusqu’à ses 18 ans.
La violence, les religions, le téléphone portable… vous abordez de nombreux thèmes avec elle. Comment les choisissez-vous ?
Je change les noms et les apparences des personnages pour qu’ils restent anonymes. Mais le fond de l’histoire vient toujours d’une vraie discussion que nous avons eue. Parfois, c’est elle qui me raconte une anecdote. Parfois, c’est moi qui lui pose une question. Elle me dit ce qu’elle en pense. Ensuite, je le mets en image. La vraie Esther m’explique qui sont les chanteurs à la mode, les nouveaux mots, les codes de la jeunesse. Je trouve le regard de l’enfance sur le monde et la société très enrichissant. Elle est beaucoup plus optimiste, positive et joyeuse que je ne le suis. C’est très rafraîchissant ! Esther est très soucieuse de témoigner de ce qu’elle vit, ce qu’elle voit, de raconter "l’envers du décor". Comme un agent secret qui me confierait des choses sur la jeunesse. « Alors Maître Gims, qui est-ce ? Et Black M par rapport à lui ? » (rires) Ce qui me plaît le plus dans ce projet, c’est d’avoir un contact avec la jeunesse actuelle. Comme si j’en faisais encore un peu partie.
L’arabe du futur (dont le quatrième tome sortira en 2018) est un vrai succès critique et public. (1) Comment le vivez-vous ?
J’ai vécu avec l’histoire de L’arabe du futur pendant des années dans ma tête en pensant que c’était mon fardeau. Pouvoir la partager maintenant avec d’autres, c’est incroyable ! Lorsque le premier volume est sorti j’étais chez moi, j’ai ouvert la porte et j’ai eu le sentiment d’être physiquement libéré d’un poids qui pesait sur mes épaules depuis trente ans ! La bande dessinée, c’est une vraie passion pour moi. Pendant dix ans, j’en ai fait avec un succès relatif. Mais j’étais content quand même. Ce que j’aime beaucoup avec L’arabe du futur et Les cahiers d’Esther, c’est toucher un lectorat qui ne lit pas de bandes dessinées habituellement. En dédicace, je rencontre des gens très différents que ceux que je rencontrais avant. J’apprends plein de choses. Je suis invité dans de nombreux pays : en Scandinavie, en Corée du sud… Mais malheureusement je ne peux pas aller partout.
Cet album est presque psychanalytique…
Oui, sans doute. La bande dessinée m’a tout donné et je lui confie ce que j’ai de plus intime. Je rencontre plein de lecteurs en dédicace. Ça me permet d’être moins timide… moi qui l’étais maladivement. La bande dessinée est un épanouissement. Ça me rend heureux. Je ne peux donc pas m’arrêter d’en faire ! (Rires)
Dans L’arabe du futur vous décrivez des scènes particulièrement violentes entre professeurs et élèves. Comment l’expliquez-vous ?
Ce n’est pas parce que nous sommes dans le monde arabe que l’école était violente. Ce n’est pas culturel. Dans les années 80-90, le progrès n’était pas encore arrivé jusque là-bas. Quand on regarde Les quatre cents coups de François Truffaut, ça semble être un copié-collé de L’arabe du futur : il n’y a que des garçons, ils sont tous en blouse et le prof gifle les élèves. C’était ça aussi l’école des années 50 en France, il ne faut pas l’oublier. Je rencontre très souvent des personnes âgées qui viennent en dédicace et qui me racontent les châtiments corporels qu’ils subissaient à leur époque aussi.
Que pensez-vous de la situation en Syrie, vous qui avez cette double culture franco-syrienne ?
Ce que je connais très bien de la Syrie, c’est le petit village où j’habitais dans les années 80-90. Le reste du pays, je le connais assez peu. C’est donc pour moi délicat de parler en tant que syrien. En tant qu’être humain, je suis évidemment horrifié par la catastrophe humanitaire, par la dictature. Je suis pour l’accueil des réfugiés. J’ai d’ailleurs accueilli une partie de ma famille en France. Mais je suis bien incapable de dire ce qu’il faudrait faire aujourd’hui pour ce pays.
Comment est née cette passion pour le dessin ?
Je devais avoir deux ans lorsque j’ai fait mes premiers dessins. Tracer une ligne en une forme rappelant le monde réel était hypnotique pour moi. J’étais totalement fasciné ! J’ai donc commencé à dessiner frénétiquement. Ensuite, j’ai lu les Tintin que ma grand-mère m’envoyait en Syrie. Je pensais que Tintin était comme le soleil, l’air ou la terre, qu’il existait de toute éternité. Que ça poussait sur un arbre ! Un jour, j’ai découvert qu’une personne créait l’histoire et les dessins. Ça été un choc. Je me suis dit : « C’est ça que je veux faire ! »
Pascal Brutal, La vie secrète des jeunes, Retour au collège… L’enfance est très présente dans toute votre œuvre. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
On me pose souvent cette question, mais je n’ai toujours pas trouvé la réponse ! (rires) Je suis attiré par cette période parce que j’en ai des souvenirs très clairs. Souvent, on considère les enfants comme des petits êtres mignons. Or, je me souviens comment ils se comportent entre eux ou sous le regard de l’adulte. D’autre part, le regard naïf de l’enfant montre souvent l’absurdité du monde des adultes. J’aime cette idée de découvrir les choses en les regardant d’un autre œil.
Quel regard portez-vous sur la jeunesse en France aujourd’hui ?
J’ai le sentiment que chaque nouvelle génération provoque les mêmes effets sur la génération précédente. On a toujours tendance à avoir peur des jeunes, de leur façon de parler, de s’habiller… Est-ce qu’on a peur parce qu’on sent qu’elle est en train de nous remplacer ? Le grand changement que vit la vraie Esther par rapport à ce que moi j’ai vécu, il est technologique. Parler avec n’importe quel individu sur terre immédiatement relevait pour notre génération de la science-fiction ! Cela change vraiment la façon de voir le monde. Quand Esther rêve d’un téléphone, ce n’est pas pour elle seulement un objet de consommation, cela a un sens. Elle a envie d’entrer dans le flot d’informations de ce nouveau continent qu’est Internet. Dans Les cahiers d’Esther, je veux donner la parole à cette génération pour qu’elle nous dise elle-même ce qu’elle pense. (1) L’arabe du futur a reçu le prix du meilleur album au festival de la BD d’Angoulême en 2015. Les trois premiers volets ont été tirés à un million d’exemplaires et sont traduits dans vingt langues.
Bio express
- 1978 Naissance à Paris
- 2010 Reçoit le César du meilleur premier film pour Les beaux gosses
- 2015 Reçoit le prix du meilleur album au festival international de la BD d’Angoulême pour L’arabe du futur
- 2017 Publie le 3e volet des Cahiers d’Esther
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