Témoignages

Roger Lécluse, de l'orphelinat au CEA

Accueilli au printemps 1934 à l’orphelinat Saint-Charles du Vésinet, dans les Yvelines, Roger Lécluse passe dans l'établissement trois années qui le marqueront à jamais. Souvenirs.

Roger Lécluse, au premier rang sur la photo, porte-drapeau de l'orphelinat Saint-Charles © Archives Apprentis d'Auteuil

Ciel gris et pluie fine à Nueil-les-Aubiers, dans les Deux-Sèvres. Un temps propice à la rencontre. Roger Lécluse, 92 ans, est installé dans son salon. À ses côtés, Jeanne, sa fidèle épouse. Etalées autour de la table, quelques photos jaunies. Sur l’une d’elles, un garçon brandit un étendard. Celui de l’orphelinat Saint-Charles du Vésinet. Des effluves d’enfance remontent…

Rue de Rivoli, printemps 1935

Printemps 1935. Roger a dix ans. Habillé en marin comme ses camarades, il défile rue de Rivoli à Paris. Au passage des orphelins, la foule applaudit et envoie des fleurs. Roger a été admis à l'Œuvre d'Auteuil un an auparavant, après le décès de sa mère de tuberculose, en 1932, puis de son père, deux ans plus tard, de la même maladie. Une affection dont on mourait fréquemment à l’époque. "Pour maman, on m’a prévenu si brusquement, sans aucun tact… se souvient-il. J’étais très attaché à elle. L’univers s’écroulait. Un choc comme je n’en souhaite à personne !" Le garçon est envoyé à Paris. "Mon père, très malade, avait prévu le coup et demandé à ses cousines parisiennes de s’occuper de moi et de ma petite soeur." 

Une vie quotidienne exigeante

Roger, 9 ans, est placé à l’Œuvre d’Auteuil. "Une des cousines de mon père était concierge dans les bâtiments situés en face du 40 rue La Fontaine, explique-t-il. Avec sa sœur aînée, ma tutrice officielle, elle a rapidemment demandé à voir le père Brottier, directeur général de l'époque. Ce qui fut fait. L’institution m’a aussitôt adopté."
Un an plus tard, sa petite sœur part vivre chez la cousine de son père. Elle décèdera prématurément durant l’hiver 1942, des suites d’une méningite.
Dans les années 1930, les orphelins de moins de dix ans pris en charge par l’Œuvre d’Auteuil sont accueillis au Vésinet, à la campagne. Pour faire tourner l’établissement, des instituteurs diplômés, du personnel d’entretien et à la direction, le père Hion, polytechnicien, ancien militaire et blessé de guerre. "Un homme d’une grande bonté, qui suivait chacun avec beaucoup d’amour. Son affection m’a beaucoup aidé à grandir."  

Intelligent et doué

Pour Roger, le choc du placement est rude, ajouté à sa peine immense. À la fois volontaire et confiant, l’enfant se plie pourtant rapidement au régime de vie plutôt militaire de l’établissement. " Nous étions répartis par groupes de dix, confiés à la direction d’un jeune chef d’équipe, explique-t-il, et les repas avaient lieu en silence, comme chez les moines. L’accent était mis sur notre instruction religieuse et notre scolarité. Français, calcul, lecture, écriture, il fallait que tout soit parfait !"
Le jeune Roger met un point d’honneur à exceller et est fréquemment récompensé. Pour les meilleurs élèves, des "billets roses", sésames pour une séance à Auteuil Bon Cinéma, rue La Fontaine, à Paris."J’y ai vu beaucoup de films passionnants, se souvient Roger. Ma marotte à l’époque ? Les Laurel et Hardy, un vrai délice !"
En fin de journée, pour se divertir, les enfants chantent à la chorale avec M. Hervé, un adjoint du directeur."Une révélation, s’enthousiasme encore Roger. Cela me changeait des livres et des cahiers. J’ai été rapidement distingué pour ma voix et admis à chanter en solo."

De l'amour de l'art

Remarqué pour ses talents artistiques, le jeune chanteur est dirigé vers la chorale de l’établissement parisien, rue La Fontaine. Celle-ci se produit à Paris et ailleurs pour faire connaître l’œuvre ou pour accompagner des messes solennelles, comme celle des funérailles du père Brottier en février 1936. Quelques mois auparavant, le jeune Roger, très ému, avait eu la joie d’être félicité en personne par le directeur de l’œuvre. "Le père Brottier était venu nous rendre visite au Vésinet et c’est moi qui avais été choisi pour lire le compliment écrit en son honneur. Il m’avait embrassé, avec sa grande barbe. Je m’en souviens comme si c’était hier !
Autres bons souvenirs, le théâtre : "Je me souviens d’épisodes mémorables où nous mettions en scène la légende de Saint Nicolas. J’étais habillé en fille, et je jouais le rôle de la mère !" 

Un jeune homme déterminé

Roger et son épouse Jeanne dans leur maison des Deux-Sèvres
©JP Pouteau/Apprentisd'Auteuil

Été 37, fin de primaire et nouvelle étape de vie. Roger, 12 ans, est admis au petit séminaire. Il y restera jusqu’en 1944. "À cet âge, nous étions tous dirigés vers l’apprentissage. Mais le père Hion était persuadé que j’avais la vocation. Du coup, il m’a fait envoyer au petit séminaire de Versailles. Une excellente formation qui m’a permis de poursuivre de bonnes études secondaires et de passer mon baccalauréat en juin 44, sous les bombardements. Avant de m’engager comme infirmier volontaire – la soutane commençait à me peser -  et de finir la guerre comme deuxième classe !" Après la guerre, Roger trouve un poste comme employé aux écritures d’une entreprise ferroviaire, avenue de l’Opéra à Paris, où Il recopie les devis à la plume. Intelligent et motivé, il devient, neuf ans plus tard, adjoint au directeur technique de l’entreprise. En 1957, débauché par une connaissance qui apprécie ses talents, il intègre le CEA (Commissariat à l’énergie atomique), et se met, comme ses confrères, à développer les applications de l'énergie nucléaire dans les domaines scientifique, industriel et de la défense nationale

Faire confiance à la vie

Roger se marie entretemps avec Jeanne, l’amour de sa vie dont il a tant reçu, rencontrée au sortir de la guerre. Au vu de son professionnalisme, sa direction lui confère le titre d’ingénieur. Roger exerce un temps sa mission sous les ordres de l’ancien ministre et compagnon de la Libération Robert Galley, un "patron vraiment digne de ce nom".
Roger Lécluse restera au CEA jusqu’à sa retraite, à l’âge de soixante ans. Une carrière brillante qui lui vaudra d'être décoré de l'ordre du Mérite national, en présence du général de Gaulle. "Mes années à Auteuil y sont pour beaucoup, confie le vieil homme. Le souvenir de mes parents, tous les deux si tôt disparus, a aussi beaucoup compté. Je voulais qu’ils soient fiers de moi  !"
Au soir de sa vie, que retient Roger de son existence ? "Si j’ai un conseil à donner aux plus jeunes, c’est celui de la nécessité de s’ouvrir aux autres, peut-être encore plus si l’on a souffert durant l’enfance et que l’on vient d’un milieu simple comme ce fut le cas pour moi. Il faut aussi faire confiance à la vie. La curiosité, le sens de l’hospitalité sont d’autres qualités à cultiver. Sans oublier la pratique d'un art. La musique m’a beaucoup aidé. Et l'aide de Dieu, bien entendu !"