Société

Sondage IFOP Nouvelle Vague 2021 : la jeunesse française auscultée

Renouant avec la tradition des grandes enquêtes sur la jeunesse lancée par le magazine L’Express et l’IFOP en 1957, Frédéric Dabi, directeur général de l’institut de sondage, publie La Fracture aux éditions Les Arènes. Un regard à 360e sur les 18-30 ans.

Pourquoi ce terme de fracture ?

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Frédéric Dabi, directeur général de l'IFOP (c) DR

Mon propos était d’analyser trois types de fracture dans la jeunesse. D’abord, celle qui existe entre le regard des jeunes âgés de 18 à 30 ans et celui des Français de plus de 30 ans, sur la société, la question des inégalités etc. Une fracture également entre la jeunesse d’aujourd’hui et les jeunesses passées concernant trois indicateurs : le sentiment du bonheur qui s’effondre (- 27 points par rapport à 1999), le sentiment que la jeunesse vit une époque malchanceuse (+ 36 points), le sentiment qu’elle a perdu son idéal (+ 40 points). Et troisième type de fracture, celle qui existe au sein de la jeunesse elle-même.

Quels clivages constatez-vous au sein de la jeunesse ?

Sur toute une série de sujets, le rapport au travail, le rapport au vote, le rapport à la démocratie, oui, la jeunesse n’est pas un bloc monolithique. À notre grande surprise, nous avons vu émerger des clivages de genre qu’il n’y avait pas dans le passé. Sur la question des inégalités, la question des discriminations, ce sont plutôt les jeunes filles de moins de 25 ans qui sont les plus en pointe.
Nous avons constaté aussi des clivages selon les générations. Les 18-24 ans sont plus optimistes, se projettent mieux que les 25-30 ans, la génération qui craint de ne pas être insérée professionnellement. Cette tranche d’âge est plus pessimiste, plus protestataire. Elle va moins voter, et davantage pour des catégories extrêmes.
Cependant, la crise covid a homogénéisé beaucoup de perceptions. Les jeunes ont le sentiment d’avoir été sacrifiés, stigmatisés, qu’ils ont souffert psychiquement et dans leur vie affective.
 

Qu’en est-il des jeunes les moins diplômés, des plus précaires ?

La valeur travail, plébiscitée par 80 % des 18-30 ans (c) AdobeStock
La valeur travail, plébiscitée par 80 % des 18-30 ans (c) AdobeStock

Cette jeunesse-là est en continuité avec les autres sur deux éléments : croire de moins en moins à l’action collective, croire de plus en plus à la capacité personnelle à changer les choses. Il y a d’une part les non diplômés et les personnes se définissant comme appartenant aux catégories populaires ou pauvres. Elles sont moins optimistes dans l’avenir, ont été davantage touchées par la crise du covid (perte de stage, recours aux colis alimentaires). Leur projection dans l’avenir est moins forte et positive que dans les autres catégories.
Mais sur toute une série de sujets, ces jeunes sont comme les autres : ils veulent s’engager sur les questions environnementales. La question de l’insertion les mine, mais ils ont aussi une très grande appétence à la valeur travail qui est vue comme un élément indispensable à la réussite personnelle.

Vous notez une désillusion vis-à-vis de l’État, un plébiscite de l’entreprise. Cela vous a-t-il surpris ?

C’est une évolution constatée depuis une vingtaine d’années. Le regard sur l’entreprise est de moins en moins globalisant et idéologique. Les jeunes plébiscitent à 80 % le monde de l’entreprise, en faisant la distinction entre la TPE, la PME et le grand groupe, sur lequel un regard repoussoir est encore porté. Cette tendance va de pair avec la valeur travail extrêmement sacralisée. L’entreprise est également vue comme un acteur qui peut jouer un rôle essentiel en dehors de son champ de mission traditionnel, sur les questions environnementales ou sociétales, par exemple.

Les jeunes placent la famille à la première place de leurs mots préférés. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Il y a une rupture par rapport aux premières enquêtes de Nouvelle Vague : la famille était alors le lieu du conflit sur la place et le travail des femmes, les inégalités femmes-hommes, la question des mœurs, la politique. Maintenant, elle est devenue le lieu de la protection, du refuge (le covid a accéléré le phénomène), un lieu où il n’y a plus de conflit. Mais, revers de la médaille, chacun est dans son couloir avec sa propre vision sur la question des inégalités, des discriminations systémiques dans la société, de la valorisation des minorités, du wokisme. Il n’y a plus de socle commun. On ne se comprend pas.

Les mots préférés sont ensuite le mérite, le partage, la solidarité.

Oui, cela peut être étonnant : cette jeunesse va davantage mettre en avant l’égalité que la liberté (1er choix dans les années 1980 et 1990). Il y a eu une vraie polarisation sur la question des inégalités et des discriminations. Le regard sur le chômage a glissé, il était vu comme l’injustice et l’inégalité suprême.  Maintenant, chez les jeunes comme chez les Français, l’injustice et l’inégalité suprême, c’est le travail qui ne paie pas, ce qui vient à l’encontre de la notion de mérite.

Vous parlez de la perte des idéaux. La jeunesse en est-elle dénuée ?

Les jeunes se mobilisent autour de l'urgence climatique (c) AdobeStock
Les jeunes se mobilisent autour de l'urgence climatique (c) AdobeStock

On perd en effet 40 points à la question « est-il nécessaire d’avoir un idéal ? » Il y a de moins en moins d’idéologie, de cadre structurant le discours des jeunes, comme chez l’ensemble des Français. Mais la jeunesse s’est trouvée un idéal d’engagement sur la question du climat : un jeune sur cinq qui dit être prêt à mourir pour lui. Ce n’est bien sûr pas à prendre au pied de la lettre. C’est un idéal par rapport auquel ils souffrent, parce qu’il n’est pas pris en compte. Ils voient les politiques porter l’enjeu climatique comme « à venir », et non pas « à traiter », ce qui crée une véritable tension, une colère et une frustration. La perte des idéaux, c’est aussi la perte de héros et de modèles inspirants. On est passé des modèles inspirants publics des années 1970-1980 à des modèles inspirants de la sphère privée - parents, frère, sœur, etc - ou bien à des figures disparues, plus que des figures contemporaines. 

Diriez-vous que c’est une jeunesse plus lucide que leurs aînés au même âge ? Résiliente aussi ?

Résiliente, oui, pas seulement du fait du covid. C’est une jeunesse qui a été confrontée à des chocs terribles, dont celui du terrorisme en 2015. Les victimes des attentats du 13 novembre sont en majorité des 18-30 ans. Le choc climatique, le fait que les choses n’avancent pas, les rend extrêmement fébriles. Il y a un rapport au temps accéléré.
Et puis, lucides aussi, par rapport à la jeunesse qui attendait la gauche au pouvoir, puis des changements liés à Internet ou à la mondialisation dans les années 2000. Après la chute du communisme, la jeunesse sait que le grand soir n’est pas pour demain, elle croit davantage dans l’action individuelle, dans la politique des petits pas, ce qui a des conséquences sur le rapport à la démocratie représentative, au principe de délégation. Ce n’est plus « je te confie mon pouvoir et tu vas changer ma vie » qui caractérise leur comportement, c’est « qui mieux que moi pour changer les choses ».
Cette jeunesse n’a pas été imprégnée de rêverie, d’action collective. Elle n’a pas connu les combats des années 1990 contre la loi Devaquet, le CIP, le CPE. Elle est plus lucide, mais elle a quand même des rêves et des espoirs, plus dans la sphère personnelle que collective.