Vie de la fondation

La fraternité au cœur des religions : trois grands témoins s'expriment

Jamais le mot « fraternité » n’a été aussi présent au cœur du débat public, dans une période troublée par des événements tragiques mettant à mal le vivre-ensemble et les valeurs de la République. Réunis à l’initiative d'Apprentis d'Auteuil en début d’année, lors d’une session des directeurs d’établissements de la fondation, Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, Haïm Korsia, Grand rabbin de France, et Chems-Eddine Hafiz, recteur de la grande Mosquée de Paris, ont échangé sur ce thème crucial. Une première pour la fondation. Extraits.

La fraternité dans les textes sacrés

Haïm Korsia « Toute la Bible est une histoire de fraternité. Au début de l’Exode, lors d’un épisode entre
Aaron, l’aîné, et Moïse, le puiné, Moïse refuse la mission d’aller sauver les Hébreux en Égypte au prétexte que son frère est l’aîné. Dieu lui répond : “Il te verra et il se réjouira dans son cœur.” C’est une victoire de la fraternité. Il y a toujours une sorte de compétition dans la fratrie. En dépit des pulsions, des moments de tension entre frères et sœurs, que reste-t-il réellement ? Les choix. Nous sommes les choix que nous faisons. La fraternité n’est ni innée ni naturelle. On doit l’apprendre, la construire, et donc, l’enseigner. »
Chems-Eddine Hafiz « Le Coran, dès le début, déclare que nous sommes tous issus du même père, Adam, et de la même mère. Durant toute la lecture du Coran et des hadiths (les comportements et déclarations faites par le Prophète de l’islam Mahomet), cette fraternité est répétée à plusieurs reprises. Elle est d’abord biologique, dans la famille. Il y a aussi la fraternité en islam. Tous les musulmans sont frères : vous devez toujours être à l’écoute et porter secours à votre frère. Et il y a enfin le frère en humanité, et en particulier, celui qui croit. Je rappellerai le dernier discours du Prophète. Il sait qu’il est malade et qu’il va quitter la terre. Il réunit l’ensemble de la communauté musulmane et dit : “Il n’y a aucune différence entre les hommes”. »

Jean-Marc Aveline « Le texte qui me frappe, c’est la parabole du Bon Samaritain. Un docteur de la loi pose cette question à Jésus : "Qui est mon prochain ?" Jésus lui raconte l’histoire de cet homme roué de coups par des bandits, sauvé par le Samaritain, et lui répond : “Quel est, d’après toi, le prochain de celui qui était à terre ?” La fraternité, ce n’est pas un décret. C’est une expérience qu’on vit, et une expérience qui coûte. À la fin du texte, Jésus ne dit pas : “Tu sais qui est ton prochain”, il dit : “Vas et toi aussi, fais de même !” Pour comprendre ce qu’est la fraternité, il faut une fois dans sa vie avoir eu soi-même besoin d’un frère. On comprend alors que ce n’est pas de la condescendance, c’est quelque chose qui nous lie, qui est inscrit très profondément dans l’expérience humaine. Pour autant, la fraternité, ce n’est pas simple. Elle demande de se laisser vraiment déplacer et de “faire” soi-même. »

Affermir son identité

Jean-Marc Aveline « Lorsque l’on est jeune, on a besoin de grandir et de se trouver une identité. Si elle n’a pas de point d’appui sur lequel reposer, elle risque de surinvestir la dimension religieuse, d’autant plus que l’instruction et les connaissances sont faibles. Le meilleur moyen d’éviter ce risque, c’est aussi d’expliquer au jeune que Dieu est toujours plus grand que ce qu’il croit savoir à son sujet : “Plus tu veux croire en Lui, plus tu peux faire de la place à ce que d’autres, qui ne croient pas comme toi, te disent aussi de Lui.” À nous, responsables religieux, d’être également très prudents, car une religion court toujours le danger de confondre l’absolu de Dieu avec l’absolu de l’institution religieuse. Pour soutenir la fraternité, il faut aider chaque tradition religieuse à ne pas succomber à cette dérive-là. »

Privilégier la rencontre et l’expérience

Haïm Korsia « Je crois beaucoup à l’éducation. Chacun arrive avec une mémoire de famille, de son histoire. Ces racines, il faut les travailler. Faisons entrer les gens dans les synagogues, les églises, les mosquées, les temples, faisons-les visiter aux jeunes. Ils apprivoiseront ainsi les lieux de culte, et donc, la foi des autres. Nous avons aussi des musées formidables en France, dont le Musée de l’immigration, l’Institut du monde arabe, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, des lieux que l’on peut faire visiter à nos élèves. De même pour les lieux de souffrance aussi, le camp de Gurs, celui du Struthof, ou les ports de départ du commerce triangulaire. Ces visites, ces rencontres, permettent de devenir frères par des expériences partagées. Je crois aussi à l’archipel de la culture, à l’archipel des livres. Et c’est cette façon de penser l’éducation des jeunes ensemble qui permet, je crois, d’espérer de la génération suivante. »
Chems-Eddine Hafiz « Une des actions du culte musulman, c’est d’abord d’ouvrir ses lieux de culte. La plupart le sont. Ce sont des gestes anodins, simples, qui ne demandent ni organisation ni argent. Le fait de pousser la porte d’un lieu de culte qui n’est pas le sien et de s’y sentir bien, c’est déjà un acquis pour tout le monde. »

Haïm Korsia « J’ai fait venir des prêtres, des pasteurs et des imams dans les écoles juives. La fraternité, c’est casser la peur de l’autre. La seule façon d’aimer l’autre, c’est de le rencontrer réellement, de le connaître. C’est cela, le secret de la fraternité. »

Le rôle clé des éducateurs

Haïm Korsia « Pour lutter contre la radicalisation, il faut un contre-discours et ce ne sont pas forcément les institutions les mieux placées pour le faire. Il faut quelqu’un, un éducateur, une éducatrice avec lequel le jeune a un lien de confiance, et dont il a fait lui-même son propre référent. Cette personne peut ouvrir une possibilité de penser autrement. C’est cela, peut-être, la véritable fraternité, celle qui consiste à encourager la liberté de choix et de penser. »

Chems-Eddine Hafiz « Aujourd’hui, la radicalisation vient par le dévoiement des textes religieux musulmans. Or, la lecture du Coran est difficile. Averroès avait dit que la pire des choses était l’ignorance. Elle crée la peur qui peut aller jusqu’à la violence. »

Jean-Marc Aveline « Habiter sa propre tradition, c’est le meilleur moyen pour permettre à d’autres d’habiter la leur. Quand on est jeune, on a besoin de cohérence et d’explications. Après, on se fait sa propre idée, on travaille. Si personne ne nous les donne, on cherche, et on peut se tromper… L’un des défis est de donner aux jeunes un équipement intellectuel, de façon à ce qu’ils comprennent mieux le sens de leur vie. Les éducateurs ont un magnifique défi devant eux, une mission d’accompagnement au service de la liberté de ceux qu’ils accompagnent. C’est cela la fraternité. C’est un projet difficile, magnifique, passionnant, et un des services les plus importants que les éducateurs puissent rendre aux jeunes. »