Société
20 janvier 2020

Serge Tisseron, « J’ai longtemps vécu une honte diffuse »

ENTRETIEN. À partir d’un récit autobiographique (1) passionnant, Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, invite chacun d’entre nous à dépasser nos hontes, une émotion qui fait craindre de basculer dans le non humain. Propos recueillis par Agnès Perrot.

Comment définir la honte ?

Serge Tisseron - Photo : DR

Éprouver la honte, c’est être convaincu qu’aucune réparation n’est possible. C’est pourquoi les images qui viennent sont de rentrer sous terre, de disparaître, d’échapper à tout regard. La honte est une émotion complexe, assez répandue à des degrés divers, qui fait craindre de perdre toute manifestation d’intérêt de l’ensemble de la société humaine, et, du coup, de basculer dans le non humain. Elle ne mine pas seulement l’estime que nous nous portons à nous-mêmes, mais aussi notre confiance dans notre appartenance au monde...

Très intéressé par cette question, je me suis employé à montrer depuis le début des années 90, à travers mon travail clinique et plusieurs ouvrages, que beaucoup de hontes que nous éprouvons comme personnelles relèvent en fait d’une dynamique beaucoup plus complexe, pouvant avoir une autre origine que dans sa propre vie et ses propres comportements.

Il existe ainsi des hontes familiales transgénérationnelles transmises par nos parents et nos ancêtres, et des hontes sociales, qui ont pu nous être imposées sans même parfois que nous nous en rendions compte. Mais bonne nouvelle, on peut travailler dessus !

En quoi la honte diffère-t-elle de la pudeur et de la culpabilité ?

La pudeur et une attitude par laquelle nous protégeons notre intimité du regard de l’autre : elle contribue à l’estime de soi. La culpabilité fait, quant à elle, craindre de perdre l’affection de nos proches, voir même de l’ensemble de nos concitoyens. Mais il existe toujours une façon de racheter sa culpabilité en purgeant une peine afin de retrouver sa place dans la société...

Pourquoi revenir sur ce thème que vous explorez depuis longtemps ?

La honte est une émotion à mes yeux encore insuffisamment prise en compte. Pourtant, elle est à l’origine de nombreux comportements problématiques. Comme le repli sur soi bien entendu, la résignation ou certaines formes de masochisme, qui consistent à rechercher les agressions et les humiliations parce qu'elles sont devenues les seules attitudes que le sujet blessé imagine pouvoir susciter parmi son entourage.

Certains honteux passent ainsi leur vie entière à faire en sorte qu'on leur fasse honte, jusqu'à finir souvent par oublier qu'une honte première, profondément enfouie en eux, est à l'origine de leur destin tragique... Mais la honte peut aussi se transformer en rage ou en risque d’imposer sa honte à autrui par la violence...

Nos blessures d'enfance restent des plaies cicatrisées qu'on apprend à gérer en se soignant au jour le jour...
Serge Tisseron

Comment parvenir à sortir de sa honte ?

D’abord, il faut la reconnaître, ce qui n’est pas si facile, car elle se cache derrière de nombreux masques qui témoignent des processus de défense psychique mis en place. L'ambition ou l'humour en font partie. La seconde étape consiste à identifier sa cause de façon à ne plus se dire "J’ai honte", mais "J’ai eu honte pour telle raison dans telle situation".

La troisième est d’identifier les émotions qui l’accompagnent toujours, comme l’angoisse, la peur, et bien sûr, la rage, à l'instant évoquée, cette émotion qui fait qu'on veut détruire le monde en s'y détruisant soi-même. Une autre façon de rentrer sous terre...

Et ensuite ?

Il nous reste à positiver notre honte et reconstruire, à partir d'elle, ce qui a été détruit en faisant de la conscience que nous en avons, une fierté. Car la honte est un signal d’alarme qu’il nous faut apprendre à identifier pour continuer à vivre et à se battre malgré tout.

C'est le rôle du psychothérapeute que de rendre ce travail possible. Ou de l'écriture, de l'art, de groupes de paroles. En ce qui me concerne, j'ai commencé à sortir de ma honte grâce au dessin, avant d'entamer, plus tard, une analyse.

En quoi cette émotion vous touche-t-elle particulièrement ?

J’ai longtemps vécu une honte diffuse sans savoir pourquoi, mais ce n’est que très récemment que j’ai trouvé le courage de franchir un nouveau pas, en replongeant dedans. Ce que je raconte dans mon dernier livre, plus autobiographique. 

À l’occasion du don de mes archives à la Bibliothèque nationale de France, j'ai retrouvé des textes et dessins qui m’ont permis de comprendre de quelle façon j’avais, depuis tout petit, intimement vécu les formes de cette émotion, des hontes familiales héritées de mes parents et grand-parents, voire plus loin dans mon ascendance.

Jusqu'à finir par par retrouver la honte première à l'origine de toutes les autres. Un travail que je souhaite à toute personne interpellée. Même si je sais bien que, quelque part, nous n'en n'avons jamais totalement fini avec la honte. Nos blessures d'enfance restent des plaies cicatrisées qu'on apprend à gérer en se soignant au jour le jour...   

À LIRE :

(1) Mort de honte, de Serge Tisseron, éd. Albin Michel