Stanislas Dehaene, neuroscientifique
Société
20 janvier 2025

Stanislas Dehaene : "Le cerveau, une extraordinaire machine pour apprendre."

Scientifique, professeur au Collège de France et président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, Stanislas Dehaene publie "Une idée dans la tête. 40 pépites réjouissantes sur le cerveau et l’apprentissage". Un ouvrage passionnant pour partager les dernières découvertes sur les immenses capacités du cerveau, en particulier chez les enfants. Propos recueillis par Félix Lavaux

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Stanislas Dehaene est un scientifique qui travaille sur les capacités d'apprentissage du cerveau. Il en révèle les secrets dans cette interview.

Pourquoi ce livre sur les capacités d’apprentissage du cerveau ?

J’ai beaucoup écrit sur la lecture, les mathématiques, l’apprentissage et je me suis rendu compte que la science sur le cerveau faisait un peu peur... bien que tout le monde ait un cerveau entre les deux oreilles. Or, certaines données sont très importantes pour se comprendre soi-même. Les sciences cognitives sont un peu le « connais-toi toi-même » d’aujourd’hui. En connaissant davantage cette extraordinaire machine qu’est le cerveau, on peut mieux apprendre et vivre plus sereinement. Je souhaitais également dissiper les « neuromythes », car nous sommes dans une période de fake news où beaucoup d’idées fausses circulent.

Parmi elles, l’idée selon laquelle nous n’utiliserions que 10 % de notre cerveau...

C’est une idée très répandue, mais totalement fausse ! En neurophysiologie, on voit très bien que toutes les régions du cerveau sont actives et qu’il n’y en a pas qui resteraient silencieuses jusqu’à ce que l’on s’en serve. Alors comment fait-on pour apprendre, si l’on utilise à chaque instant tous les neurones de notre cerveau ? En fait, les neurones déjà en place arrivent à acquérir de nouvelles propriétés. C’est ce que j’appelle le « recyclage neuronal » : une partie des circuits existants dans notre cerveau se réorientent pour acquérir de nouvelles capacités. Un peu comme si une entreprise demandait à une partie de ses employés de se reconvertir pour proposer de nouveaux services.
 

Vous rappelez l’importance du langage pour le développement du cerveau des bébés. Or, on voit aujourd’hui beaucoup de jeunes parents absorbés par leur téléphone portable…

Effectivement, beaucoup de parents disparaissent littéralement derrière leur écran dans les transports en commun, par exemple, laissant leur enfant dépourvu de toute activité et de discussion. Or, dès le plus jeune âge, le cerveau cherche le contact social : il cherche les visages, suit les regards, c’est ce qu’on appelle « l’attention partagée ». L’enfant en a absolument besoin pour les apprentissages précoces. S’il est privé de ces interactions, le cerveau ne se développe pas aussi bien qu’il le devrait. Les 1000 premiers jours dans la vie d’un jeune enfant sont absolument essentiels.
 

Vous consacrez plusieurs chapitres à la dyslexie. Qu’est-ce que les neurosciences nous apprennent sur cette difficulté d’apprentissage ? 

La dyslexie et la dyscalculie sont d’authentiques déficits ayant souvent une origine génétique. Elles ne sont pas dues à un manque de volonté ou à un problème d’enseignement. Mais si ces difficultés sont d’origine cérébrale, elles sont cependant très sensibles à l’éducation et, la plupart d’entre-elles sont corrigeables avec plus de temps d’apprentissage. Aucun enfant dyslexique n’est condamné à ne pas savoir lire ! Nous avons fait, notamment dans mon laboratoire, beaucoup de progrès en matière de diagnostic. D’ailleurs, on ne devrait pas parler de LA dyslexie mais DES dyslexies, car elles sont très différentes les unes des autres. Certaines sont d’origine phonologique, lorsque l’enfant n’entend pas les sons. D’autres, d’origine orthographique, lorsqu’il ne comprend pas comment est organisée la chaîne de lettres. Je propose dans le livre un test pour mieux diagnostiquer ces pathologies.

Vous mettez l’accent sur l’importance du sommeil dans l’apprentissage.

Nous consacrons environ un tiers de notre vie à dormir ! Ce n’est pas une perte de temps, mais un moment clé de la biologie de notre cerveau. Le sommeil joue un rôle central dans l’apprentissage et dans la régulation de l’attention, de l’absorption des calories, de l’immunité… En matière d’apprentissage, les données montrent que le simple fait de dormir nous permet de mieux retenir ce que nous avons appris dans les jours qui précédent. Avant de dormir, nous disposons d’une certaine compétence. Puis elle s’améliore sans que nous ayons l’impression d’y être pour quelque chose. 

Nous commençons à comprendre pourquoi. Le cerveau ne s’endort pas pendant la nuit. Au contraire, il travaille ! Il répète à toute vitesse ce que nous avons fait précédemment. C’est ce qu’on appelle le « replay neuronal » : des capacités que nous pouvons tous utiliser simplement en dormant mieux et plus longtemps. Nous pouvons aussi guider ces pensées, par exemple, en relisant un cours juste avant de s’endormir.

Autre facteur indispensable dont vous rappelez la valeur, l’erreur…

Le cerveau, comme les algorithmes de l’intelligence artificielle, s’appuie sur l’erreur pour progresser. Lorsque vous faites du tir à l’arc, vous allez d’abord manquer votre cible, pour ensuite corriger votre tir afin d’atteindre la cible. Or, si vous ne tirez pas de flèche, vous ne pourrez pas vous améliorer ! Ce même mécanisme est à l’œuvre dans chacun des 86 milliards de neurones présents dans notre cerveau. 

Chaque neurone arrive à se corriger en tenant compte des messages d’erreur qu’il reçoit. L’erreur est indispensable à l’apprentissage. Or, en France, on pense encore trop souvent que si l’on commet des erreurs, c’est que « l’on est nul ». J’essaie de démolir cette idée reçue qui voudrait que certains sont doués pour apprendre et d’autres non. Tout le monde a un cerveau d’homo sapiens et a besoin de faire des erreurs pour progresser.
 

Au-delà des capacités du cerveau, quelle est l’importance de l’environnement social et culturel dans l’apprentissage ?

C’est toute la question de l’inné et de l’acquis ! Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que le cerveau, avant la naissance et pendant dans les premières années de la vie, a besoin de la stimulation de son environnement. Mais tout n’est pas joué à l’âge de trois ans ! Nos capacités d’apprentissage sont dépendantes de notre environnement, mais les choses peuvent évoluer. Il existe des exemples merveilleux d’enfants en très grandes difficultés qui ont réussi à s’en sortir grâce à la plasticité cérébrale. Je cite souvent le cas de cet enfant à qui on a ôté tout l’hémisphère droit du cerveau à l’âge de trois ans pour des raisons médicales. Il a pu apprendre à parler, lire et compter avec son seul hémisphère gauche ! 

Le cerveau en développement est capable de surmonter des obstacles terribles. Mieux entourer les enfants, c’est avoir un effet majeur sur leur développement, quel que soit le contexte dans lequel ils sont arrivés. Evidemment, l’environnement biologique a aussi son importance. Par exemple, l’exposition à l’alcool in utero à des effets dévastateurs sur un cerveau en développement. C’est pourquoi les femmes doivent absolument éviter de boire de l’alcool lorsqu’elles sont enceintes.
 

Vous présidez le Conseil scientifique de l’éducation nationale. Quel est son rôle ? 

Le Conseil scientifique existe depuis sept ans maintenant. Il continue d’exister malgré les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé. Au total, trente scientifiques travaillent bénévolement et apportent leur savoir dans tous les domaines. Nous ne parlons pas uniquement de neurosciences, mais surtout de psychologie et pédagogie. Nous nous appuyons beaucoup sur ces dernières pour éclairer le ministère sur ce qui marche le mieux dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, par exemple, ou des mathématiques. Nous apportons aussi des données sur le sommeil ou sur le bien-être des élèves, un des piliers de l’apprentissage. 

Mais nous ne savons pas tout. Très souvent, nous convenons qu’il faut faire plus de recherche. Par exemple, nous avons fait une synthèse scientifique sur l’apprentissage du décodage lors de la lecture en CP. Nous pouvons faire des recommandations assez précises sur le sujet vis-à-vis de manuels qui fonctionnent mieux que d’autres. Mais je crois beaucoup à la liberté pédagogique. L’idée est de mettre à disposition des enseignants l’expertise pédagogique qu’ils réclament à juste titre et de les laisser faire.
 

Quel est le rôle du bien-être et de la motivation en matière d’apprentissage ?

On ne peut pas apprendre sans s’engager personnellement dans l’apprentissage. Si vous êtes persuadé de ne pas être au bon endroit, si vous pensez que le cours que vous recevez ne va rien changer à votre vie, que vous n’allez pas y a arriver comme certains élèves le pensent, les apprentissages seront bloqués. Or, il y a trois piliers fondamentaux à l’école : le langage, les mathématiques, mais aussi le bien-être des élèves. La France est très en retard en matière de compétences socio-comportementales. Les élèves se sentent souvent seuls, pas assez soutenus, et ne collaborent pas assez entre eux, nous indiquent les enquêtes PISA (Programme international pour le suivi des acquis). Il faut donc travailler collectivement pour corriger le tir et faire de l’école un lieu où il fait bon d’apprendre.

Questions d’enfance

« J’ai passé toute ma jeunesse à Roubaix avant de partir en maths sup à Versailles. Mon père était pédiatre. C’est sans doute grâce à lui que je m’intéresse au monde de l’enfance. Ma femme est pédiatre. Mon grand-oncle l’était aussi. Nous avons un grand intérêt pour les enfants dans ma famille ! J’ai eu une enfance facile dans une maison bourgeoise mais dans un environnement très mixte à Roubaix. À l’école, j’avais des facilités, je m’ennuyais parfois. J’ai beaucoup fréquenté les scouts. J’appréciais particulièrement la liberté dont on bénéficiait. Aujourd’hui, on donne beaucoup moins de liberté aux enfants. D’une génération à l’autre, on divise quasiment par deux leur espace de mobilité sans adulte. Aujourd’hui, les enfants ne jouent plus dans la rue. J’ai toujours beaucoup aimé bricoler. Cela a certainement joué un rôle dans mon intérêt pour les maths et les sciences. J’aimerais que les enfants d’aujourd’hui continuent d’avoir des activités manuelles. Par exemple, le pliage de papier est très formateur en géométrie. Aujourd’hui, ils passent beaucoup trop de temps sur les réseaux sociaux et restreignent leur espace de créativité. »

Bio express

  • 12 mai 1965 Naissance à Roubaix
  • 1984 Entrée à l’École normale supérieure de Paris, section mathématiques
  • 1989 Doctorat en psychologie cognitive à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
  • 1997 Directeur de recherche à l’Inserm
  • 2005 Professeur au collège de France
  • 2018 Président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale
  • 2024 Publie Une idée dans la tête. 40 pépites réjouissantes sur le cerveau et l’apprentissage aux éditions Odile Jacob