Boris Cyrulnik : la résilience ou l'espoir d'un autre chemin après un trauma
Spécialiste de la résilience – cette faculté de reprendre un nouveau développement après un traumatisme – Boris Cyrulnik précise ce concept dans Les deux visages de la résilience, un livre coécrit avec des universitaires expérimentés. Car après avoir redonné espoir aux blessés de l’âme, ce terme a, selon lui, été dévoyé. Le neuropsychiatre invite à (re)découvrir la résilience comme l’appel de la vie.
Comment définissez-vous la résilience, le concept que vous avez introduit en France dans les années 1990 ?
Très simplement ! C’est la reprise d’un nouveau développement après un traumatisme. Mais des non-professionnels – certains politiques notamment, en parlant de résilience néolibérale – ont très tôt dévoyé ce concept. « Soyez résilients ! Tenez le coup, débrouillez-vous tout seuls, sans aide de l’État. Vous êtes les meilleurs ! » Pour eux, la résilience, c’est la théorie du surhomme.
C’est le coup que l’on a fait à Darwin : en 1859, il traite du concept de l’évolution : la sélection du plus apte et non du plus fort. Dans les années suivantes, cela a été dévoyé et transformé en sélection du plus fort. Tout cela a donné le darwinisme social, récupéré par le nazisme. Alors je me suis dit : « Se taire, c’est se faire complice ». Il n’en était pas question pour moi. La résilience a été instrumentalisée. Elle a mis le poids du trauma sur le dos du traumatisé et déresponsabilisé les décideurs politiques. Or, laissé seul, un enfant abandonné ou maltraité, un adulte blessé par la vie, a très peu de chances de se remettre à vivre correctement.
Comment renaître à la vie après un grand malheur ?
Il est possible de surmonter un traumatisme à condition de découvrir et d’analyser les facteurs de protection et de vulnérabilité qui permettent ou empêchent la résilience. Dans le premier cas, l’enfant ou l’adulte est bien entouré avant et tout de suite après le traumatisme. Dans le second cas, il est affectivement, précocement, intensément et durablement, isolé. La neuro-imagerie nous apprend que ces deux facteurs sont acquis avant le langage !
Certains traumatismes sont insidieux. Ils délabrent le développement de l’enfant sans qu’il n’en prenne conscience. Les orphelins, par exemple, pensent très souvent que ce sont des "enfants moins" : les autres ont une maman, un papa. D’autres traumatismes - viol, maladie grave, catastrophe naturelle, guerre... - sont flagrants : il y a un avant et un après. Que fait-on ? Si l’on se soumet, le syndrome psycho-traumatique peut durer toute la vie, car le traumatisme est inscrit dans le corps, le cerveau et l’histoire de chacun. Si l’on se débat, on cherche à reprendre, non pas son développement, mais un autre développement.
Comment envisager ce développement ?
En apportant un soutien aux personnes blessées et en donnant un sens aux événements auxquels elles ont été confrontées. Si on ne tend pas la main à ces personnes par une présence, un bavardage, si on ne leur accorde pas la parole sans être indiscret, si on ne les sécurise pas en quelque sorte, elles s’éteignent.
Par ailleurs, si la souffrance résulte de quelque chose qui n’a pas de sens – la guerre, par exemple – le processus de résilience est long. Mais si la souffrance a un sens comme la privation de plaisirs immédiats pour un avenir meilleur, l’être humain ressent différemment ses efforts. Il avance en dépit de l’adversité.
Quel que soit l’âge, la résilience s’orchestre avec un écosystème (famille, amis, professionnels...) qui entoure et protège l’enfant ou l’adulte, lui offre des tuteurs de développement, lui permet d’être en confiance, de comprendre ce qui lui est arrivé, de se déployer d’un point de vue biologique, affectif, psychosociologique et socioculturel. Personne n’est condamné à jamais parce qu’il a vécu un malheur. J’en suis la preuve vivante ! Tout ce qui est vivant, change, évolue.
L’évolution de l’être humain se produit toujours après des chocs, dites-vous. La grande évolution, après des catastrophes. Où en sommes-nous ?
Le succès du mot « résilience » dit de notre époque que nous sommes tous blessés, tous bousculés, surtout après la pandémie. Nous ne sommes pas dans la résilience mais dans la résistance. Pour entrer dans un processus de résilience, nous devons procéder par étape. Premièrement, sécuriser les femmes enceintes pour qu’elles ne mettent pas au monde des enfants stressés. Deuxièmement réformer l’école. En Europe du Nord, les élèves sont en retard dans les premiers apprentissages car ils les acquièrent à leur rythme. Mais, au collège et au lycée, ils obtiennent les meilleurs résultats scolaires au monde car les professeurs leur ont donné, au fil des années, confiance en eux. Troisièmement, développer les familles d’accueil et la formation en psychologie des professionnels de la petite enfance.
En sachant tout cela, les décideurs politiques vont-ils se lancer dans un processus de résilience évolutif et porteur d’espoir ?
Je ne serais pas arrivé là si...
"Si mes parents ne s’étaient pas rencontrés. Si, immigrés juifs d’Ukraine et de Pologne, ils ne m’avaient pas fait naître en France, à Bordeaux en 1937. Si, au cœur de la guerre, ma mère ne m’avait pas donné confiance en moi, avant qu’elle ne soit déportée à Auschwitz alors que j’avais 4 ans. Si des Justes chrétiens ne m’avaient pas recueilli et protégé pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Si des instituteurs ne m’avaient pas inscrit à l’examen d’entrée en 6e. Si monsieur Mousel, professeur de latin-français, n’avait pas payé de sa poche mon inscription au concours général et au baccalauréat parce que ma famille d’accueil ne le pouvait pas."
Pour aller plus loin
Les deux visages de la résilience, contre la récupération d'un concept
sous le direction de Boris Cyrulnik
Éd. Odile Jacob
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