Société

Edgar Morin : "J'espère que cette crise fera naître une civilisation plus fraternelle"

Sociologue et philosophe, Edgar Morin, 98 ans, livre son analyse sur les multiples bouleversements engendrés par la pandémie du Covid-19 et espère qu’elle fera naître une nouvelle civilisation plus fraternelle. Propos recueillis par Félix Lavaux.

Comment vivez-vous cette période de confinement ?

Je suis extrêmement occupé car je lis beaucoup de choses pour m’informer, pas seulement sur la pandémie du coronavirus mais aussi sur tous les autres aspects de cette crise qui touche tout. Je donne aussi quelques interviews pour partager les idées que j’avais défendues dans mon livre La voie (1). Elles me semblent tout à fait justifiées au regard de la crise actuelle et méritent d’être enrichies par ce qui nous arrive. J’essaye aussi de penser à l’après, mais il existe tellement d’hypothèses et d’incertitudes que c’est difficile... 

Personnellement, je ne me plains pas. Je vis dans une ville agréable, Montpellier, avec ma femme qui m’aide et me protège beaucoup. Les voisins nous font des courses car je ne peux pas sortir. Je suis de ceux qui vivent le moins mal le confinement. Mais je pense à tous ceux qui en souffrent dans des petits appartements surpeuplés, aux couples qui ne s’entendent pas. Ou pire à ceux qui ne sont pas confinés parce qu’ils sont dans la rue - les SDF, les migrants – et auxquels il faudrait penser un peu plus.

Comment analysez-vous cet événement mondial inédit ?

C’est une crise sans précédent qui a des répercussions multiples sur la planète et sur chaque individu. Ce virus, qui a surgi dans une ville chinoise très éloignée, est en train de bouleverser le monde. Il n’a pas seulement engendré des malades et des morts, il a aussi provoqué un ralentissement économique aux conséquences multiples qui risquent de s’aggraver entre elles. Cette crise planétaire nous rappelle ce que nous avions tendance à oublier : nous partageons tous la même communauté de destin. Maintenant que la mort s’approche, nous réalisons que nous devons nous défendre ensemble. Elle risque de créer une barbarie mondiale ou, ce que j’espère, faire naître une nouvelle civilisation.

Cette crise mondiale est aussi une crise continentale, car l’Europe a été incapable de réagir d’une façon coordonnée, chaque pays se repliant sur lui-même... mises à part quelques manifestations de solidarité comme par exemple avec l’Allemagne qui soigne nos malades.
Enfin, nous faisons face à une crise existentielle, car nous sommes passés brusquement d’une civilisation de la sortie, de l’extraversion, à une civilisation du repli sur soi-même. Ce confinement aura eu au moins le mérite de nous obliger à faire le tri dans nos vies qui étaient remplies par beaucoup de superflu.

Estimez-vous, comme Nicolas Hulot, que c’est un « ultimatum » pour que nous changions notre relation avec notre environnement  ? 


C’est encore une hypothèse, mais le fait de détruire notre environnement naturel et de nous rapprocher de certains animaux a pu faciliter l’arrivée de ce virus par sa transmission à l’Homme. D’ailleurs, c’est assez intéressant de voir que le confinement a eu un effet bénéfique sur notre environnement et a permis d’assainir les rivières, les océans, l’atmosphère… Nous payons au prix fort des changements que nous aurions dû conduire il y a longtemps. Écoutons nos très bons économistes français comme Esther Duflo, Prix Nobel, ou Thomas Piketty, qui prônent une autre voie. Ce modèle doit être remplacé par une nouvelle politique économique qui prendra le problème écologique à bras le corps et donnera de l’emploi dans les énergies propres et l’agriculture fermière.

Vous avez été l’un des premiers à travailler sur le phénomène de la rumeur (2). Que pensez-vous des « fake news » autour du coronavirus ? 


Il y a toujours eu des rumeurs qui circulent de bouche à oreille. Le fait nouveau aujourd’hui, c’est que ces rumeurs sont amplifiées par Internet et les réseaux sociaux. La peur et l’angoisse en étant les principaux moteurs, la population qui se trouve sans repère est prête à croire n’importe quoi. À contrario, il ne faut pas oublier que les complots existent aussi. L’affaire Dreyfus en est un parfait exemple ! Dans le domaine de la science, à chaque fois qu’un savant fait une découverte qui change les dogmes, il a contre lui tous les mandarins. Regardez Albert Einstein ! C’est donc une affaire complexe. Personnellement, je pratique le doute et l’interrogation. Il faut en permanence croiser ses informations comme dans les mots-croisés ! Et ne pas se lancer dans une croyance aveugle.

Vous qui avez vécu des périodes sombres de notre Histoire, comment avez-vous perçu les réactions de solidarité en France ?

Dans mes livres, j’ai beaucoup critiqué la perte de solidarité dans notre civilisation du fait de l’égoïsme, de l’individualisme. Mais je sais que lors d’un désastre, la solidarité se réveille. Les médecins, les infirmiers se sont dévoués d’une manière extraordinaire ! En applaudissant au balcon, la population a manifesté sa solidarité. Nous avons vu des jeunes, surtout dans les quartiers les plus défavorisés, se dévouer pour apporter des repas gratuits… alors qu’ils sont parfois considérés comme des futurs délinquants. Je voudrais que cette solidarité qui s’est réveillée ne se rendorme pas, car le Moi a besoin du Nous ! L’épanouissement personnel n’est pas possible sans les autres.


Quelle leçon tirez-vous de cette crise inédite ?

Cet événement renforce l’idée que j’ai toujours eu : « Attends-toi à l’inattendu ! » J’ai vécu tellement d’événements imprévus dans ma vie - l’appel du général de Gaulle en 1940 ou la chute de l’URSS – que j’ai compris qu’il fallait vivre dans cette incertitude. L’autre leçon, c’est celle de la solidarité. Pas seulement la solidarité nationale, mais la solidarité humaine à l’échelle de la planète. Nous sommes tous dans le même bateau, nous vivons tous les mêmes problèmes, les mêmes périls. Nous devons avoir une conscience planétaire de l’humanité. C’est ce qui nous rendra plus fraternels. (1) Dans son livre La Voie paru en 2011 Edgar Morin décrit une multiplicité de crises (ethnique, religieuse, politique, économique, environnementale) auxquelles l’humanité est confrontée et propose une autre « Voie ».

(2) Publication de La rumeur d'Orléans en 1969

L'enfance d'Edgar Morin

«Il était interdit à ma pauvre mère, qui avait eu la grippe espagnole et avait une lésion au coeur, d’avoir des enfants. Elle n’a pas gardé son premier enfant mais je suis né malgré tout à la deuxième grossesse. Né asphyxié, j’ai eu une naissance un peu tragique. Mais la vraie tragédie est arrivée lorsque ma mère est morte lorsque j’avais 10 ans. Mon père me l’a caché. Je lui en ai voulu pendant longtemps et j’ai vécu très solitaire jusqu’à l’âge de 20 ans. J’ai beaucoup souffert psychologiquement de ce malheur. J’ai très vite compris la réalité, mais ça été très dur d’admettre cette mort. Cela a joué un rôle décisif dans mon destin. Il y avait certainement en moi des forces de résistance, de résilience, mais j’ai aussi survécu grâce à autrui. Lorsque je suis né étouffé, le cordon autour du cou, si le gynécologue ne m’avait pas pris par les pieds et giflé pendant une demi-heure, je ne serai pas là aujourd’hui. La bienveillance est un élément capital de la vie. »

Bio express

  • 1921 Naissance à Paris
  • 1931 Mort subite de sa mère, Luna, d’une crise cardiaque
  • 1950 Entre au CNRS
  • 1977 Publication du premier tome de La Méthode, son œuvre maîtresse
  • 2019 Publication de Les souvenirs viennent à ma rencontre