Société

André Comte-Sponville : "Transmettons à nos enfants l'amour de la vie"

André Comte-Sponville publie le Dictionnaire amoureux de Montaigne. L’occasion pour le philosophe d’inviter chacun à lire, penser, débattre, agir. Et profiter de la vie au présent.

Pourquoi vous passionnez-vous pour Montaigne ?

Montaigne me fascine par son incroyable génie littéraire. C’est un prosateur éblouissant, peut-être le plus grand que la France ait connu. Et par sa philosophie à la française, c’est-à-dire, à la première personne. Montaigne parle de son point de vue et de son vécu. Impressionné, j’ai écrit ce Dictionnaire amoureux de Montaigne avec infiniment de plaisir et une étonnante facilité. En un an.

Comment avez-vous vécu cette année si particulière ?

En relativisant ce que cette année a de particulier. Montaigne incite à prendre du recul. Entre son époque – le XVIe siècle – où les guerres de Religion causent des massacres innombrables entre catholiques et protestants, et le milieu du XIVe siècle, 1348 précisément, où la Peste Noire emporte la moitié de la population européenne. Aujourd’hui, en France, le taux de mortalité dû au Covid-19 oscillerait entre 0,3 et 0,5%. 
Montaigne nous dit une chose essentielle : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade. Tu meurs de ce que tu es vivant ». Aimer la vie, c’est accepter la mort. Montaigne écrit aussi une phrase dont j’ai fait une espèce de mantra : « C’est chose tendre que la vie et aisée à troubler. » Tendre au sens de fragile. Aisée à troubler, car nous passons notre temps dans l’espoir ou la crainte de ce qui pourrait arriver. Aucune vie n’est heureuse ou malheureuse, sage ou pas, dans son entier

Quel message lancez-vous aux jeunes ?

Profitez de la jeunesse ! Soyez prudents sans renoncer à vivre. Être prudent en alpinisme, par exemple, ce n’est pas choisir la plaine ! C’est prévoir le bon équipement, être accompagné d’un guide compétent, envisager une ascension conforme à son niveau. Il ne s’agit pas de faire n’importe quoi ! 
À 20 ans, on a le droit de sortir, de s’aimer, de faire la fête. Arrêtons de demander aux adolescents et aux jeunes adultes de sacrifier leur jeunesse pour protéger la santé de leurs grands-parents. En cette période de crise sanitaire aigüe, nous devons bien sûr protéger les plus vulnérables - les plus vieux dont je fais partie - mais nous ne devons pas en faire un modèle de société à long terme, contraire, à mon avis, au progrès. Soucions-nous davantage de nos collégiens et de nos lycéens masqués dont les études risquent d’être gravement perturbées et des jeunes adultes, première victimes du chômage.

Comment la philosophie peut-elle nous aider ?

Philosopher, par définition, c’est penser par soi-même. Mais ce n’est pas penser tout seul. Car si on pense seul, on pense mal. On peut philosopher en lisant les grands philosophes de l’Antiquité - Aristote, Cicéron, Épicure, Sénèque - mais aussi en discutant avec les autres, ce que Montaigne appelle "l’art de conférer", dans le sens de débattre autour d’idées. Les philosophes dont je suis doivent aider les autres à penser et à vivre un peu mieux, en écrivant des livres accessibles à tous, en donnant des conférences, etc. Comme l'a écrit Bergson dans un très beau texte sur la philosophie française : « Un philosophe français ne s’adresse pas à ses collèges ni à ses étudiants mais à l’humanité ». Il y a urgence !

Avec une autre priorité : la connaissance de soi...

C’est une école de lucidité, d’acceptation, de courage et d’action. Il ne faut pas se contenter de se contempler le nombril ou l’âme. Il faut se connaître soi-même et faire en sorte que cette connaissance de soi débouche sur une action. La nonchalance et le plaisir dans l’action est l’une des grandes leçons de Montaigne. 

C'est-à-dire ?

Il est urgent de ne pas oublier le sens ou la valeur de la vie. Ce n’est pas parce que la vie est bonne qu’il faut l’aimer, c’est pour qu’elle le soit. 

Transmettons à nos enfants l’amour de la vie, en les aimant, en les aidant à s’aimer eux-mêmes et à aimer la vie telle qu’elle est, et non telle qu’on la voudrait. Vivons plus intensément. « Quand je danse, je danse. Quand je dors, je dors » écrit Montaigne. Vivre pleinement au présent, ce n’est pas s’amputer de la mémoire, de l’imagination, des projets ou de la volonté, c’est s’ouvrir à la réalité du temps : le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, le seul temps réel, si précieux, est le présent. Rien n’interdit de transformer – quand on le peut – ce réel en plaisir, joie et amour.  

L’ENFANCE D’ANDRÉ COMTE-SPONVILLE
J’étais un enfant grave. Je trouvais que la vie était difficile. Ma mère était dépressive. Mon père méprisant. J’ai appris à vivre et à aimer dans la souffrance de ma mère. Au point de mesurer mes amours à la souffrance qu’elles pouvaient m’apporter. Ce qui est un grand contresens car, en vérité comme dit Spinoza, l’amour est une joie. Quand on aime quelqu’un, on se réjouit qu’il existe mais on souffre de sa souffrance. Comme ma mère que j’aimais plus que tout, était dépressive, objectivement malheureuse, j’ai appris à aimer dans le malheur. Pour me sortir de cette gravité-là, de la mélancolie que mon enfance m’a apportée, j’ai eu besoin de beaucoup philosopher

LES DATES CLÉS D'ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

  • 12 mars 1952 Naissance à Paris
  • 1972 Entrée à Normal Sup’, le but d’années de travail 
  • 6 mai 1981 Jour de la mort de ma fille de six semaines. Après elle, j’ai essayé d’être mieux que je ne l’étais avant 
  • 1984 Parution de mon premier livre Le mythe d’Icare, rêve d’enfance et d’adolescence d’être écrivain
  • 3 septembre 2020 Parution du Dictionnaire amoureux de Montaigne (Éd. Plon)