Des bus au service de l'insertion ou "l'aller vers" les plus fragiles
Comment toucher les publics ni en emploi ni en formation, aller vers les plus isolés dans les quartiers, les zones rurales ou enclavées, et les aider à se remobiliser ? Le phénomène de ces jeunes dits « invisibles » a amené la fondation à créer des dispositifs innovants, dont le cœur est pourtant tout simple : des bus qui vont à la rencontre de garçons et de filles en grand besoin d’accompagnement.
Ce matin, un bus arborant le logo d’Apprentis d’Auteuil, floqué en violet, couleur de Potenti’elles, s’est installé sur un parking d’Amiens, à proximité d’un centre commercial. Ses grands dessins de casques de réalité virtuelle ne passent pas inaperçus. Et c’est bien le but : être remarqué par les 16-29 ans ni en emploi, ni en études, ni en formation1 pour les emmener vers l’insertion professionnelle. « C’est bien de venir voir les jeunes dans les quartiers avec un bus ! » s’exclame Tegra, 18 ans.
En France, ces jeunes représentent 12,8 % des 16-29 ans2 (avec un pic qui monte à 18,3% à 24 ans). En perte de confiance, de sens, cumulant les problèmes de santé, de scolarité, de moyens financiers, ils ne poussent plus les portes des organismes qui pourraient les orienter, n’ont pas recours pour une bonne part aux aides auxquelles ils pourraient prétendre et disparaissent tout bonnement du paysage. Beaucoup d’entre eux deviennent « invisibles » et sombrent dans la précarité.
La philosophie de l’« aller vers »
C’est pour répondre à cette problématique qu’Apprentis d’Auteuil a lancé des dispositifs s’appuyant sur une même pratique du travail social, celle de « l’aller vers » (cf p. 9), grâce à des bus. Si ces publics fragiles ne viennent pas aux dispositifs, pour de multiples raisons et de freins évoqués plus haut, c’est aux dispositifs d’aller vers eux.
Dans les Hauts-de-France, trois bus Potenti’elles sillonnent les routes et rues d’Amiens, du secteur Creil-Nogent-Soissons, et de Lens-Loos-en-Gohelle. Ils ciblent plus particulièrement les jeunes femmes, sous-représentées dans certains secteurs professionnels qui pourtant recrutent et dans lesquels des carrières sont possibles. Certaines connaissent des freins spécifiques, liés au diplôme, à la mobilité, à la santé.
Dans le Sud, c’est le Bus des possibles qui prend la route du Haut-Var, touché par la désindustrialisation et un taux de chômage élevé, pour rejoindre des villages enclavés. Dans le choix des noms de ces bus, toute une philosophie, qui s’inscrit dans le droit fil des convictions d’Apprentis d’Auteuil. Chacun possède des talents cachés, des atouts qu’il s’agit de révéler et de faire croître. Rien n’est jamais perdu.
Le bus Potenti’elles d’Amiens s’installe, lui, deux à trois jours par semaine dans des quartiers prioritaires de la ville. L’équipe travaille en amont avec le réseau associatif local bien implanté dans le secteur, ce qui permet une première approche des jeunes, doublée de maraudes. « Ce bus très visible donne envie aux jeunes de venir vers nous », remarque Julie Millien, cheffe de projet à Amiens. « C’est plus facile pour eux que d’aller pousser les portes de la mission locale, enchaîne sa collègue Magali Abbes, conseillère en insertion professionnelle. Une fois à l’intérieur, nous faisons le point sur leur situation. Nous leur proposons un accompagnement individuel dans nos locaux du nord d’Amiens. Et nous pouvons aussi proposer un accompagnement renforcé qui dure cinq mois. »
Des casques de réalité virtuelle pour explorer des métiers
L’un des objectifs est d’ouvrir des perspectives aux jeunes femmes qui s’interdisent des métiers, les pensant réservés aux hommes. À disposition, des casques de réalité virtuelle permet aux filles comme aux garçons d’explorer les métiers de soudeur, préparateur de commande, menuisier agenceur, cuisinier, tailleur de pierre, aide à la personne, en faisant « comme si ». Loin d’être un gadget, ils font entrevoir des possibles, donnent l’envie d’accéder à des formations. Un grand succès, comme le confirme Magalie, 18 ans : « Je voudrais travailler dans la restauration, mais mon projet n’est pas très clair. Les casques permettent de découvrir différents métiers. » Valentin, 20 ans, a remarqué le bus par hasard en allant au centre commercial : « J’ai essayé les casques pour la soudure, c’est vraiment pas mal ! Je n’imaginais pas cela comme ça. »
Créer l’étincelle pour vibrer à nouveau
Après avoir serpenté le long des petites routes du Haut-Var vers des communes isolées, le bus des possibles, lui, se pose durant tout un mois dans deux villages en alternance. La feuille de route est bien rodée : durant une première phase, l’équipe rassemble tous les acteurs économiques, les élus, les associations et passe au crible ce qui fonctionne ou pas. Le but est d’identifier les besoins et de créer des activités utiles à la commune pour une dizaine de jeunes : nettoyer les rivières et les zones de dépôts sauvages, distribuer l’aide alimentaire, emmener les enfants à l’école, préparer la fête du village... Des tâches simples aux effets démultipliés qui aident à mobiliser, redonner un sentiment d’utilité, regonfler l’estime de soi et réinsuffler un dynamisme perdu à tous ces jeunes.
« Ils ont un faible niveau de qualification, précise Myriam Deschamps, la coordinatrice, beaucoup n’ont pas le bac. Ils ne voient pas l’intérêt ni le sens des études mais veulent reprendre une activité. La plupart nous disent : « J’ai besoin que l’on m’accompagne pour ne pas entrer dans une routine néfaste qui m’isole davantage encore. » L’essentiel pour nous est de leur faire vivre plein d’expériences pour qu’ils découvrent par eux-mêmes ce qui les fait vibrer, ce qu’ils ont envie de vivre et de construire. »
Un accompagnement bienveillant
Dans un deuxième temps, chaque booster – un travailleur social qui œuvre pour donner au candidat l’impulsion nécessaire – lui propose un accompagnement poussé tous azimuts dans des locaux prêtés par la mairie : formation numérique pour les démarches administratives et professionnelles, ateliers et entretiens pour mieux se connaître, lever les freins liés à la santé, au sommeil, au stress, techniques de recherche d’emploi, avec des stages à la clé, sensibilisation à l’environnement. « Le Bus des possibles s’apparente pour moi à une salle de formation itinérante, résume Mikaël Drozdenko, un des deux boosters. L’idée est de permettre à chacun de remettre le pied à l’étrier, l’aider à réfléchir, à agir, à murir un projet. Nous devons créer un réseau privilégiant la relation humaine pour développer le lien social, l’emploi, la mobilité. Trouver ce qui fait vibrer un jeune dans son projet, ce qui le met en difficulté, pour ensemble trouver la meilleure solution. »
Rompre l’isolement
Remettre en confiance et rompre le cercle infernal de l’isolement et de l’autodépréciation sont parmi les grands enjeux des dispositifs, un des premiers leviers à actionner. Victor, 19 ans, a quitté le lycée à 16 ans. « Franchement, tous ceux qui ont joué le jeu, qui ont mis la main à la pâte, qui se sont posé des questions, en sont sortis transformés. L’équipe du Bus des possibles nous responsabilise à mort ! Un jeune qui a envie de faire des choses, mais ne sait pas comment et reste dans l’imaginaire, passe de l’idée à sa concrétisation. »
Venue de Vinon-sur-Verdon, Marlène, 29 ans, titulaire d’un CAP de cuisine et mère de deux enfants, raconte : « Je suis restée un mois et demi dans le dispositif, le temps d’échanger, d’établir un plan d’action. J’ai eu envie de me lever, d’avoir le permis et plein d’autres projets. J’ai été entraînée à des simulations d’entretiens d’embauche. Grâce à cela, j’ai décroché un CDI dans une pizzeria. » Elle mesure à présent le chemin parcouru : « En relisant la lettre à soi-même qu’on rédige au début du parcours, j’ai été agréablement surprise : j’avais l’impression que ce n’était pas moi, tant j’avais changé ! »
Des débuts prometteurs pour les bus
Les bus n’en sont qu’à leurs débuts. La résidence sociale mère-enfants Le Bercail, à Chartres, planche elle aussi sur une expérimentation avec le Bus nomade dans les quartiers prioritaires et sensibles d’Eure-et-Loir (Dreux, Chartres, Châteaudun et Nogent-le-Rotrou). Son objectif est d’aller vers les femmes victimes de violences conjugales, d’apporter un soutien et des conseils à la parentalité, de soutenir les projets de ces femmes et de les orienter si besoin vers des structures ou dispositifs d’aide aux femmes, dont l’accueil d’urgence ou l’hébergement du Bercail. À suivre.
1. Les NEET, un acronyme anglais : neither in employment, nor in education or training
2. Source INSEE 2021
EN BREF
Le Bus des possibles
- Lancement en 2020 par le CFC Var
- 4 à 6 mois d’accompagnement.
- Financement Plan régional d’investissement des compétences (PRIC) et Fonds d’innovation par la formation (PACA)
Les bus Potenti’elles
- Lancement en avril 2023
- Accompagnement individuel à Amiens
- Accompagnement renforcé de 5 mois pour ceux qui le souhaitent (21 h par semaine).
- Plus de 400 jeunes ont rencontré les équipes, et 200 ont été accompagnés et soutenus de façon plus ou moins intensive.
- Financement : PIC 100% inclusion, Fonds social européen, entreprises mécènes locales, fondations d’entreprise
Le Bus nomade du Bercail
Projet en expérimentation, mené dans le cadre de la politique de la Ville
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