Société
13 janvier 2020

Pas d’écrans pour les petits !

Enquêtes, études et colloques se succèdent depuis quelques années, pointant du doigt le danger que représente l’usage des écrans pour le développement des jeunes enfants. Mais qu’en est-il et comment réagir ? Par Amicie Rabourdin.

Des enfants de 4-5 ans scotchés devant une tablette au restaurant ou dans le train, un petit de 18 mois en crise quand sa mère récupère le portable sur lequel il regardait une chanson en boucle, d’autres fatigués ou surexcités parce qu’ils ont regardé la télévision avant de venir à la crèche…

Devant l’envahissement de l’espace familial par les écrans - télévision, tablettes, smartphone, consoles de jeux, ordinateurs -, nombre de professionnels de la petite enfance, pédiatres, enseignants, orthophonistes, psychologues, tirent la sonnette d’alarme.

Le langage, une clé du développement

« Il ne s’agit pas de culpabiliser les parents. Mais de leur dire que l’exposition des enfants aux écrans, de façon quotidienne, même à petite dose, pose un vrai problème, précise Michel Desmurget, docteur en neurosciences (1), pointant en particulier le déficit du langage : « Les écrans nuisent au développement du langage parce qu’ils volent du temps à l’interaction humaine. Pour apprendre à parler, le jeune enfant a besoin qu’on nomme ce qu’il regarde, qu’on l’incite à répéter les mots, qu’on lui lise des histoires, etc. Une histoire quotidienne de 15 minutes, c’est plus de 700 000 mots partagés par an, sans compter les câlins et les sourires ! Plus tard, il n’y a pas de problème à regarder un film de temps en temps avec ses enfants. »

Des difficultés aggravées

Psychologue clinicienne à l’espace écoute parents de Garges-les-Gonesses, dans le Val d’Oise, Claudie Belzer constate dans sa pratique quotidienne avec les enfants envoyés par l’école, la Protection maternelle et infantile (PMI) ou la Caisse d’allocations familiales (CAF), combien l’usage excessif des écrans aggrave leurs difficultés.

Elle souligne : « Chez eux, ils n’ont souvent pas de jouets, de jeux de cartes ou de livres, mais une console, une tablette ou la télévision allumée en permanence. Beaucoup présentent des troubles du langage ou de l’hyperactivité ; en classe, ils n’arrivent pas à se représenter eux-mêmes ni à dessiner leurs familles ; certains ont subi un traumatisme dû à la vision de films d’horreur, à un âge où réel et virtuel se confondent… »

Fixer des limites, les parents sont légitimes !

Prenant cette question à bras-le-corps, Claudie Belzer a proposé deux conférences aux parents comme aux professionnels : "Les parents, les enfants, les écrans, état des lieux" et "Se déconnecter pour mieux se reconnecter". Pour aider les parents à réfléchir sur les effets néfastes des écrans, elle a aussi créé un jeu de société "Écrans, avec, sans" - repris par la CAF pour former les professionnels en lien avec des familles dont les enfants sont scotchés devant la télé.

La psychologue rencontre des parents démunis et inquiets : « Comment faire avec ma fille qui ne veut pas lâcher la tablette ? » lui a demandé un jour la maman d’une enfant de 5 ans.

Sa réponse est claire et encourageante : l’enfant n’a pas les structures cérébrales pour se fixer lui-même des limites, c’est aux parents à le faire et ils sont légitimes. Comme ils sont légitimes à transmettre eux-mêmes ce qu’ils savent, sans déléguer ce rôle aux jeux apparemment "éducatifs" qui fleurissent dans notre société de consommation.

« J’insiste beaucoup sur la question de la relation. Les écrans abîment la relation, car ils volent le temps que peuvent partager parents et enfants. » 

L'interaction humaine est essentielle

Michel Desmurget approuve : « L’humain est ce dont l’enfant a le plus besoin. À sa naissance, ses compétences sont tournées vers l’humain. Parmi les sons et les images, son cerveau reconnaît le plus facilement les voix, les visages, les mouvements, le sourire. Or, beaucoup d’études montrent que la durée des interactions familiales descend en proportion du temps d’écran. »

Le chercheur conseille de proscrire les écrans dans la chambre ou pendant les repas, et avant de se coucher à cause des effets sur le sommeil et la mémorisation, d’expliquer aux enfants les règles mises en place, et surtout de passer du temps à lire, à parler, à jouer avec eux…,  « l’objectif étant de les exposer aux écrans le plus tard et le moins possible. »

L'enjeu : devenir acteur et non spectateur

Intervenant régulièrement en maternelle et primaire, le dessinateur Philippe Jalbert constate : « Lorsque je raconte une histoire, les enfants qui sont abreuvés d’écrans restent spectateurs et passifs. Ceux qui sont abreuvés de livres rebondissent, posent des questions, inventent d’autres récits. La lecture stimule l’imaginaire et rend acteur. »

Réagissant à cette situation, il vient de publier Le dico de la vie sans écran (2), où il recense des activités toutes simples, créatives ou rigolotes qui contre-balancent d'une manière incomparable l'état d'inertie induit par la pratique des écrans : inviter des copains, jouer à des jeux de société, monter un spectacle, inventer ses propres jouets, s'essayer à la cuisine, flâner ou rêver, sortir plus souvent de chez soi, profiter de la nature, écouter de belles histoires, lire pendant des heures… Un programme que les enfants plébisciteront !

(1)    La fabrique du crétin digital, éd. Seuil
(2)    Le dico de la vie sans écran, éd. Larousse Jeunesse

Deux questions à Michel Desmurget, docteur en neurosciences

Pourquoi ne pas exposer les enfants aux écrans ?
Exposer les enfants aux écrans entraîne des risques établis et majeurs sur le développement du langage et de l’attention, sur la santé (troubles du sommeil, obésité notamment), et sur la relation humaine, si fondatrice pour tout être humain… Par contre, ne pas avoir d’écran pendant les six premières années de sa vie n’entraîne pour eux aucun effet négatif immédiat, ni déficit à long terme. Ces enfants ne deviendront pas des handicapés du numérique !

Quels sont les enjeux pour le développement des enfants jusqu’à 6 ans ?
Durant les 5-6 premières années d’existence, la plasticité du cerveau, c’est-à-dire sa capacité à s’organiser et à créer de nouvelles connexions, est phénoménale. Ce qui n’est pas mis en place durant cette phase aigüe de prédisposition biologique sera de plus en plus difficile à acquérir par la suite. Or, les écrans prennent un temps précieux sur des activités infiniment plus nourrissantes, et le bombardement sensoriel d’images et de sons est délétère pour le cerveau en développement.
Propos recueillis par Amicie Rabourdin

Une étude sur les écrans et les troubles du langage

« Les enfants exposés aux écrans (télévision, console de jeux, tablette, smartphone, ordinateur) le matin avant l'école ont trois fois plus de risque d'avoir des troubles du langage. Si en plus, ils discutent «rarement, voire jamais», du contenu des écrans avec leurs parents, ces enfants multiplient par six leur risque d'avoir des troubles du langage. » 
Étude parue le 14 janvier 2020 dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) de l'agence sanitaire Santé publique France (SpF).