Société

Tori et Lokita, le film bouleversant des frères Dardenne sur les jeunes migrants

Dernier opus de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Tori et Lokita (sortie nationale le 5 octobre), prix du 75e festival de Cannes, pose un regard sans fards sur la situation des mineurs non accompagnés. Interview croisée.

Votre film Tori et Lokita accompagne de jeunes migrants dans leur quotidien en Belgique. Comment ce film est-il né ?

Luc Dardenne : Nous avons eu l’idée de ce film il y a une dizaine d’années déjà mais nous n’avions pas encore de scénario. Il y a trois-quatre ans, nous avons lu des articles sur le sort des MNA. À 18 ans, ils disparaissent des radars de la justice, de la police et du registre de la population en Belgique et en Europe. Ces articles expliquaient que certains voulaient aller en Angleterre. D’autres, avec le règlement Dublin, étaient renvoyés vers le premier pays de l’Union européenne qui les avait accueillis, pour l’examen de leurs demandes d’asile. D’autres encore partaient vraisemblablement pour les réseaux mafieux, criminels où nous pouvions imaginer le pire.
Dans une démocratie, il nous semblait très étrange de ne pas savoir ce que devenait ces jeunes. Nous devions faire ce film car, dans l’histoire de l’Europe, c’est la première fois que des enfants seuls migrent volontairement

Tori et Lokita aborde la question de l'amitié sans faille. Est-ce une façon de résister aux épreuves de la vie ?

 

Tori et Lokita aux mains de trafiquants et de passeurs, interrogent sur le sort réservé aux jeunes migrants © Christine Plenus

L.D. : Très vite, nous avons voulu écrire une histoire d’amitié vécue comme une terre d’asile. Avoir un(e) ami(e), qui vient du même continent, parle la même langue, permettait, nous semblait-il, de vivre quelque chose de beau, de survivre aussi même lors d’une séparation.
Un rapport de La Revue de l’enfance et de l’adolescence sur les maladies psychosomatiques des jeunes migrants en Europe, liées en partie à la solitude, nous a confortés dans cette idée. Nous avons construit le scénario autour d’un garçon qui avait obtenu un titre de séjour et d’une adolescente qui ne l’avait pas. Ils s’inventaient une fraternité, une sororité pour surmonter leurs terribles difficultés.
Jean-Pierre Dardenne : Dans la vraie vie, l’amitié non trahie peut être une source d’encouragement, une forme de solidarité. 

Dans vos films, vous approfondissez les relations parents/enfants, la précarité, la résilience... Pourquoi vous saisissez-vous de ces sujets ?

L.D. : Dans un certain nombre de nos films, nous développons l’idée de la transmission. Qu’est-ce qui passe ? Qu’est-ce qui ne passe pas ? Nous choisissons des personnages d’aujourd’hui qui racontent un peu le monde. Comment il va, comment il ne va pas et comment on peut se débrouiller ou pas... Souvent, nos personnages s’en sortent parce qu’ils rencontrent quelqu’un dont ils ne soupçonnent même pas l'existence. Quelqu’un qui est là pour les soutenir, pour les aider

Vos films sont traversés par l'enfance. Pourquoi ?

 

Jean-Pierre et Luc Dardenne, réalisateurs, producteurs et ardents défenseurs des oubliés, des exclus © Christine Plenus

L.D. : Beaucoup de nos personnages sont, en effet, des enfants. Nous regardons le monde à travers les yeux d’un enfant. Peut-être parce que les enfants sont les plus faibles, parfois oubliés, exclus…
Les enfants ont besoin d’adultes responsables. En fonction de ce qu’un père, une mère, un professeur, un éducateur fait ou non d’un enfant, il peut devenir telle ou telle personne.
J-P.D. : Faibles parmi les plus faibles, les jeunes migrants ont une très grande expérience de la vie. Ils ne se laissent pas leurrer par les postures. Ils savent comment la société fonctionne : beaucoup de gens les voient en fonction de ce qu’ils peuvent rapporter ou pas. 

En cette fin d'année, qu'aimeriez-vous pour les milliers de Tori et Lokita ?

L.D. : Espérons pour les milliers de Tori et Lokita, que l’Europe change ses lois sur la migration ! Un Algérien me confiait récemment : « Notre fils aîné a étudié, mais il ne trouve pas de travail en Belgique. Il en a marre. Il veut aller en France et puis, peut-être, en Angleterre. S’il pouvait trouver un travail en Algérie et permettre à la famille de vivre mieux, ce serait encore mieux. Mais, il part et nous restons ». C’est complexe.
Il faut, c’est certain, des lois pour encadrer la migration. Mais il faut aussi étudier le profil et le statut de chaque jeune migrant. Ne pas le soupçonner, a priori, de mensonge ou de désir de profit. Comprendre ce qui serait le mieux pour lui. Lui proposer un cursus scolaire ou professionnel, l’apprentissage de la langue du pays, pour qu’il puisse, s’il le souhaite vraiment au-delà de ses 18 ans, suivre son chemin. Sinon, les jeunes migrants imaginent qu’ils ne vont pas avoir leurs papiers et essaient, à peine arrivés en Europe, de se débrouiller pour survivre. Ce sont alors des souris pour les chats. 

L’ENFANCE DE JEAN-PIERRE ET DE LUC DARDENNE 

J-P.D. : Mon frère et moi, on a passé un temps fou à jouer au foot entre copains. On mettait des chemises pour délimiter les buts. Quatre joueurs d’un côté ; cinq de l’autre. Notre sœur était parfois gardienne, parfois à l’attaque. 
L.D. : À 14-15 ans, on a transformé le vélomoteur de notre père en vélomoteur de cross… pour s’amuser à rouler dans la boue. Jean-Pierre et moi, on avait une autre passion commune : le cinéma. Au ciné-club du lycée, on a vu des films de Bresson, Truffaut, Bertolucci. Avec, comme coup de cœur, Mouchette de Bresson.   

LES MOMENTS CLÉS

  • 21 avril 1951 Naissance de Jean-Pierre Dardenne à Engis
  • 10 mars 1954 Naissance de Luc Dardenne aux Awirs 
  • 1996 La Promesse est présenté à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes. « Nous avons le sentiment que notre film rencontre un public » 
  • 1999 Rosetta, première Palme d’or au Festival de Cannes 
  • 2005 L’Enfant, deuxième Palme d’or au Festival de Cannes
  • 2022 Tori et Lokita, prix du 75e Festival de Cannes