Société

Marie-Aude Murail, « Écrire, c'est sauver le monde. »

ENTRETIEN. Avec Sauveur & fils, son dernier roman en plusieurs tomes, Marie-Aude Murail, un de nos plus grands écrivains jeunesse, aborde une fois encore les questions des enfants d'aujourd’hui et du monde dans lequel ils vivent. Par Agnès Perrot.

Comment est née l'idée de votre dernier roman ?

En 2017, les bandes dessinées passionnent toujours autant les jeunes lecteurs ! © Besnard/Apprentis d'Auteuil
En 2017, les bandes dessinées passionnent toujours autant les jeunes lecteurs ! © Besnard/Apprentis d'Auteuil

Je cherchais un lieu d'où observer la société dans sa diversité, pour pouvoir parler de la réalité de notre monde d’aujourd’hui, enfants et adultes compris. J’avais déjà mis en scène des écoles, des maisons, des salles de sport, un salon de coiffure et j'en passe.

L’idée du cabinet d’un psy - et de son personnage - m’est subitement venue. Il se trouve que je vois pas mal de jeunes qui ne vont pas  bien et cela devient difficile de les protéger.

La matière première d'un roman, avec comme personnage principal un thérapeute qui aide à se sentir moins seul et à entrevoir la guérison, était toute trouvée ! Après la saison 1 de "Sauveur & fils", une deuxième et une troisième saison ont suivi, tellement il y avait à dire. Je suis en train d'écrire la saison 4...

Votre personnage principal s'appelle Sauveur ?

Oui, et c'est un psy. Un psy se doit de sauver le monde, non ?! Tout comme un écrivain peut-être. J’ai une complicité particulière avec ce psy là ! Sauveur est un professionnel attachant, avec ses failles, ses blessures et une vie pas toujours facile. Comme ses patients, il a un peu de mal dans l'existence. Et il est antillais. Un bel antillais de 40 ans, 1,90 m, la peau bronzée.

Pourquoi antillais ?

Au début de mon mariage, j’ai vécu dix-huit mois aux Antilles, pour accompagner mon mari, volontaire à l’aide technique, un genre de service civique avant l’heure. Et de là-bas, j’ai envoyé toute une série de lettres à ma mère que j'ai gardées. Et relues comme un trésor au moment de la rédaction du  livre. Mon psy serait antillais ! J’étais tellement heureuse de redonner vie aux paysages, aux odeurs et aux bruits de cette île chère à mon cœur, avec ses traditions et ses mystères. 

Présentez-nous vos autres personnages !

J’ai un petit faible pour Louise, maman de Paul et d'Alice, l’amoureuse de Sauveur. J’aime aussi beaucoup Blandine, cette demoiselle de 12 ans hyperactive, ironique et nature, qui lutte contre la dépression. Une grande créative !

Je pourrais également évoquer Gabin, 16 ans, qui habite chez Sauveur mais n’est pas son fils, joue toute la nuit à World of Warcraft et ne va plus en cours. Sous ses airs nonchalants, c'est un grand angoissé habité par une peur immense : celle d’être diagnostiqué schizophrène, comme sa mère. Je suis également très proche de Lazare, 9 ans, le fils de Sauveur, un enfant résiliant dont la maman est morte. Il vit une amitié très forte avec Paul, le fis de Louise…

Et qui encore ?

Il faudrait que je vous parle aussi d'autres jeunes patients de Sauveur, comme  Margaux, 15 ans, qui se taillade les bras et en est à sa deuxième tentative de suicide, Ella 13 ans, phobique scolaire harcelée par ses camarades, Maïlys, 4 ans, qui se tape la tête contre les murs pour attirer l'attention de ses parents ou encore les sœurs Augagneur, 5, 14 et 16 ans, dont la mère vient de se remettre en ménage avec une jeune femme.

Une belle galerie de portraits !

Oui, très touchante et qui souffre par moments énormément. Comme nous tous dans la vraie vie. Mais je tiens à ce que la vitalité de mes personnages reste intacte, pour que cela donne à mes lecteurs l’énergie pour repartir !

Ces enfants et leurs parents, je les regarde avec tendresse, notamment à cause de leurs zones d’ombre qu’ils viennent éclairer chez le psy. Et quand je les crée, je m’identifie à chacun d’entre eux. Cela fait trente ans que je les fréquente. Ils ne me lassent pas !

Vous les inventez comment ?

La lecture du soir, un incontournable avant de s'endormir !  © Besnard/Apprentis d'Auteuil
La lecture du soir, un incontournable avant de s'endormir !
© Besnard/Apprentis d'Auteuil

J’ai moi-même été enfant et j’en ai élevé trois. Il se trouve aussi que depuis trente ans, je vais à la rencontre d’écoliers, collégiens ou lycéens pour leur parler de mon métier. Cela fait partie de ma mission. J’adore leur faire des lectures à voix haute, mais aussi me confronter avec eux, écouter ce qu’ils écoutent, voir ce qu’ils voient.

Ces rencontres me disent pourquoi je continue d’écrire, elles me rechargent en énergie, me redonnent ma légitimité. J’ai besoin de cette ré-assurance pour avancer et m’aimer comme ils m’aiment.

Parfois, je m’invite aussi dans leurs classe, avec l’accord des enseignants et j’observe. Ma famille m’inspire également, mes voisins, mes amis et leurs enfants... Et pour que je reste informée avec pertinence de ce que tous ces adolescents vivent, mes "rabatteurs" préférés me font part des dernières tendances en matière de mode ado, séries télé à ne pas manquer ou autres comiques qu'ils affectionnent.

Que pensez-vous de la vie des jeunes d'aujourd'hui ?

Elle m'interroge... Et le monde des écrans dans lequel ils sont baignés dès l’âge de 8 ans, m'interpelle particulièrement. Les jeunes d'aujourd'hui prennent ce monde frontalement. Je trouve qu'il vient très tôt fracturer leur intimité. Et leurs parents n’ont ni le temps ni ce filtre que nous avions à leur âge.

Je suis, de ce fait, particulièrement attentive à leurs univers culturels, aux questions qu'ils se posent et aux sujets, parfois très délicats, qu'ils vivent et qu'ils me donnent envie d'aborder. 

Du coup, les personnages de mes romans avancent en écho à ces vrais ados d'aujourd'hui que je rencontre et qui se questionnent tellement. Il me semble que l'apprentissage le plus urgent, pour les adolescents d'aujourd'hui, c'est qu'ils accèdent de plus en plus à leurs émotions et qu'ils soient capables de les verbaliser. C'est important de pouvoir mettre des mots sur ce que l'on ressent. La lecture peut servir à ça !

Pourquoi écrire pour les adolescents ? 

Difficile à expliquer, mais quand je cherche l’émotion pour écrire, automatiquement, un jeune vient sous ma plume. Depuis que j’écris, je garde en moi ce lecteur, enfant, puis adolescent, que j’ai été. Il y a quelque chose d’universel et de tellement touchant dans l’adolescence. Les jeunes sont mon cœur de cible ! 

Vous les décrivez avec humour ?

L'humour peut soulager le tragique qu’a parfois l’existence et permettre de relativiser des formes d’oppressions terribles vécues par certains enfants, à l’école ou en famille. Il éduque aussi et permet d’avoir envie de croire au monde dans lequel nous vivons et d’y participer, même si cela relève parfois du combat. Du coup, je ris avec mes personnages, je m’amuse, je joue avec les mots.

Pour en revenir à Sauveur, sa maison est pleine d'hommes ?

Oui, j’ai imaginé une maison pleine d’hommes, à différents âges de la vie, avec des femmes qui tournent autour et qui ont des difficultés à y rentrer. De fait, c’est une vraie question, les hommes d'aujourd'hui sont souvent manquants et les jeunes garçons n'ont plus trop de modèles masculins… I

Vous les comprenez tous ces jeunes ?

Découvrir le monde en feuilletant les pages d'un album jeunesse... ©JP Pouteau/Apprentisd'Auteuil

Parce que je m’intéresse à eux ! Je crée mes personnages pour les aimer. Je les regarde, je les observe. L’écrivain est un observateur du monde ! Parfois, ils m’énervent ou j’ai du mal à les comprendre, puis  ma colère passe. Nous sommes tous des êtres partagés et ambivalents, gentils et méchants à la fois. Une réalité à accepter d’abord en soi...

J’aime beaucoup ce travail nécessaire de reprise, de travail sur soi qu’offre mon métier. Pour autant, je ne veux pas me transformer en donneuse de leçons. Ecrire, c’est peut-être apprendre à voir la vie ou les gens autrement.

Vous étiez quel genre d’enfant ?

Une petite fille assez solitaire, sans télévision ni écran. J'avais un clan, ma famille, composée de trois frères, d'un père poète et d'une mère journaliste. Et comme Lazare, une seule amie. Je me suis ouverte plus tard. Du coup j'étais beaucoup dans l'imaginaire, avec mes peluches et mes îles au trésor. Comme Ella, dans mon roman. J'ai commencé à écrire vers l'âge de 12-13 ans.

À quand remonte votre première publication ?

A l'âge de 24-25 ans, avec des textes pour la presse sentimentale, Intimité et Nous deux, ma première école d’écriture. Les épisodes devaient toujours se terminer sur une note optimiste

Pourquoi écrire, en fait ?

Pour sauver le monde, à ma manière. Ou changer le regard qu’on porte dessus. Comme le fait Sauveur. C’est plus fort que moi, ma mission, en tant qu'écrivain, c’est d'accompagner mes lecteurs, surtout les jeunes, d’être à leur côté, de regarder avec eux la société qui les entoure. Dans mes livres, j'essaie de poser un message d’espérance sur leur monde, sans morale ni pression aucune. 

Vos projets ? 

Finir le tome 4 de Sauveur pour le début de l’année prochain. Et passer à autre chose. Ou pas. En fait, je n’en sais rien ! C’est comme dans une thérapie, j’avance sans trop savoir… 

 

À lire : Sauveur & fils, saison 1
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